La science va-t-elle un jour tout expliquer ?

L’émerveillement devant le monde qui nous entoure va de soi

Depuis toujours l’homme a ressenti la richesse, la beauté, l’harmonie, la majesté de la nature comme le signe d’une réalité qui dépasse ce qu’il peut en apercevoir et qui le dépasse lui-même. Cette constatation peut éveiller et alimenter des sentiments et réflexions relatifs à la notion de transcendance. Pascal ajouta à cet émerveillement ancestral celui lié à l’immensité de l’éventail des structures observables, des dimensions astronomiques à celles des plus infimes bestioles et de leurs organes. Cet émerveillement confine à un vertige car il voit dans l’infiniment grand, comme dans l’infiniment petit, deux abîmes insondables qui nous forcent à l’humilité.

Au XVII^e siècle, tout le monde s’émerveille encore devant l’ordre de l’univers

Voltaire, féru de la récente découverte des lois de Newton, constatant donc un ordre, exprimable mathématiquement dans l’univers, aboutit logiquement à la conclusion que cette harmonie ne peut s’enraciner que dans le pouvoir organisateur d’un Créateur. Au demeurant ce déisme reste très éloigné du christianisme.

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Dieu ? « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »

Le dialogue entre Laplace et Napoléon est présenté habituellement comme une revanche sur l’affaire Galilée. Ce serait le début emblématique de l’émancipation de la science à l’égard des pouvoirs y compris et surtout celui de la religion, et aussi affirmation de la prétention prométhéenne de réduire par la rationalité scientifique les mystères de cette dernière. En fait ce mouvement remonte aux Lumières. Ainsi, David Hume exprimait déjà en 1748 : « Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. »

Le positivisme se teinte souvent d’antichristianisme

La réaction de Haeckel (disciple de Darwin, inventeur du mot « écologie » et de l’eugénisme) expose la virulence antichrétienne du scientisme, mais elle n’est pas nouvelle, déjà Condorcet expliquait que : « le triomphe du christianisme fut le signal de l'entière décadence et des sciences et de la philosophie » (1795).

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Le XIX^e siècle a représenté pour la science une suite de découvertes sensationnelles

Ces découvertes ont été parfois surprenantes (la nature ondulatoire de la lumière, les rapports entre l’électricité et le magnétisme, la radio activité, etc.) mais jamais bouleversantes.

Le XX^e siècle allait quant à lui apporter des découvertes « fracassantes »

Ces découvertes ont mis à l’épreuve notre bon sens immédiat, notre logique la plus réfléchie, et enfin l’édifice scientifique lui-même.

La relativité bouscule les repères traditionnels

Einstein en relativisant le temps, en en faisant une quatrième dimension de l’espace-temps, en prévoyant de curieuses distorsions de l’écoulement du temps en fonction de la vitesse ou de la pesanteur, etc. bouscule nos repères rationnels. Certains scientifiques s’insurgèrent devant ce qu’ils jugeaient être des plaisanteries… jusqu’à ce que l’expérience confirme ces paradoxes. De plus, Einstein, le plus célèbre de tous les savants, exhibe un déisme révérant l’intelligence à l’œuvre dans le cosmos et exalte le sens du mystère et la nécessité de l’humilité devant la transcendance. Au demeurant la relativité reste une science déterministe, compréhensible.

La physique quantique impose une image du réel encore plus déconcertante

Même si l’on avait toutes les informations possibles sur un système étudié, l’on ne pourrait jamais le décrire parfaitement, ni prédire précisément ses états futurs (comme le pensait Laplace), on ne peut que calculer leurs probabilités. Le déterminisme, si cher au scientisme matérialisme réducteur disparaît. Même des notions aussi évidentes que l’insertion des événements dans le temps ou la causalité, s’évanouissent à l’échelle des particules ; en revanche de mystérieuses corrélations à distances sont constatées. Au plus intime d’elle-même, la matière se montre donc aussi complexe et incompréhensible que la vie. Même Einstein, choqué par son indéterminisme, refusa nombre de ses conclusions ; quant à ceux qui la pratiquent aucun ne prétend la comprendre !

Kurt Gödel bouleverse la logique mathématique

Résumons schématiquement les conséquences de ses démonstrations : toute description d’un système logique formel (par exemple l’arithmétique) ne peut qu’être soit incomplète soit non cohérente ; il existe des propositions dont on ne peut dire si elles sont vraies ou fausses ; il existe des vérités indémontrables. On ne peut donc pas tout savoir des mathématiques. Ainsi, même dans son domaine le plus abstrait, la science prométhéenne est définitivement morte. L’évidence de l’existence de propositions indémontrables en mathématiques impacte aussi la physique moderne car celle-ci dépend de plus en plus du formalisme mathématique. Toutes les découvertes de jadis confortaient notre contrôle croissant de la nature par des savoirs raisonnables. L’impression rassurante de conquête progressive, inéluctable, prend fin en ce début de XX^e siècle : notre connaissance avance encore, mais parmi les sables mouvants !

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Il est temps de prendre enfin au sérieux les avertissements de penseurs de la seconde moitié du XX^e siècle

Claude Lévi-Strauss, anthropologue matérialiste, nous dit « la science seule est incapable de répondre à toutes les questions, malgré son développement elle ne le sera jamais », et ailleurs « chaque progrès donne un nouvel espoir suspendu à la solution d’une nouvelle difficulté. Le dossier n’est jamais clos. » (Le cru et le cuit, 1964) J. Hamburger, médecin agnostique et académicien, arrive au même constat : « nous savions que la connaissance était cernée de frontières, mais nous pouvions espérer que seuls les moyens de les franchir nous manquaient encore. Nous nous apercevons désormais que ces frontières sont probablement, par essence, des murs infranchissables. L’homme sait aujourd’hui qu’il ne saura jamais [tout] » (La raison et la passion, 1984). Mais cette mauvaise nouvelle pour le réductionnisme est tue. On vante les succès de la science mais on ne dit pas que la totalité de l’univers connu en 1970 ne représente plus que 5% de l’univers que l’on devine et dont on ne sait à quoi précisément attribuer 95% de sa masse/énergie totale ! Le modèle standard des particules remontant à la même époque se montre clairement défaillant à réaliser la « Grande Unification » espérée.

La science progresse mais l’inconnu aussi

Mais au fait qu’est-ce qu’expliquer ? Ex-plicare c’est déplier. La science « déplie » le réel, y découvrant de perpétuelles nouveautés, comme un magicien déploie son immense écharpe lovée dans son chapeau. Si ce n’est que dans ce cas, on finit toujours par en voir la fin ! Au contraire, dans le cas de la science on n’en a jamais fini de « déplier » le réel. Expliquer un objet artificiel est facile, on s’arrête à la structure conçue par son inventeur ; mais pour un être naturel, où s’arrêter ? À la microphysique, au Big Bang, aux lois de l’univers ? Car si l’on voulait réellement comprendre (prendre avec) il faudrait relier tous nos savoirs en un tout cohérent.

Que sont devenus les deux infinis qui fascinaient Pascal

Pour ce qui est de l’infiniment grand, la découverte que des ajustements très précis ont dû être mis en place dès le Big Bang renforce le pressentiment du cosmologiste Eddington qui disait en 1931 que « l'univers commence à ressembler plus à une grande pensée qu'à une machine ». Quant à l’infiniment petit, le philosophe ex-marxiste, Edgar Morin s’étonne de constater que les sciences humaines sont de plus en plus réductrices, « alors que les physiciens avoueront que la matière est tellement complexe, qu’elle dépasse leurs concepts ! » Ainsi les deux infinis de Pascal suggèrent de plus en plus une pensée qui dépasse la nôtre. Comment alors concevoir que l’homme, situé au milieu de ces deux infinis et capable de les sonder, ne soit qu’un primate dont l’esprit ne serait qu’un épiphénomène façonné par la sélection naturelle ?

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Toute avancée dévoile de nouvelles énigmes dont la croissance est souvent supérieure à celle des acquis

Didier Nordon (mathématicien et philosophe des sciences) peut même affirmer paradoxalement que « le résultat le plus remarquable auquel les sciences sont parvenues au XX^e siècle n’est ni la relativité, ni la double hélice, ni le transistor. C’est le fait que, malgré leur succès impressionnant, elles ne voient le bout d’aucun des chemins qu’elles explorent. » (Pour la Science, 6, 2007) Un humaniste, bien que non scientifique avait tout compris et résumé en une phrase :

« Le progrès scientifique se contente d’augmenter la superficie du domaine de connaissance et multiplie par là, les points de contact avec le mystère. » Marcel Lévy (1992)

Cette thèse jusqu’alors controversée vient, plus récemment, d’être analysée et démontrée par un physicien philosophe des sciences, Marcello Gleizer dans son ouvrage The island of knowledge: The limit of science and the search of meaning (2014). Il y développe une idée déjà exprimée dans un ouvrage précédent (A tear at the edge of Creation, 2010) : bien qu’il soit évident que « [penser] pouvoir tout connaître, ne montre que notre folie », l’univers et sa mise en question ne devient pas pour autant absurde car il n’en demeure pas moins que « la compréhension du monde sera pour toujours en progression. Que nous ayons appris autant exalte notre créativité. Que nous voulions savoir toujours plus montre notre motivation. » Ainsi, paradoxalement, c’est parce que nous ne pouvons et pourrons jamais tout expliquer, tout savoir, tout comprendre qu’essayer d’expliquer, de savoir plus, de comprendre mieux, reste une tâche intellectuelle passionnante qui nous tire en avant. C’est parce que la complexité de la Création est inépuisable que nous continuerons d’y chercher des raisons, du sens et éventuellement la discrète signature du Créateur.

L’homme a en lui une soif indéfinie de dépassement, d’éternité que seul Dieu peut satisfaire

Saint Augustin, lapidaire, affirmait : « tout ce qui finit est trop court » ; Nietzsche lui-même évoquait « la mélancolie de tout achèvement » ; enfin le philosophe catholique Gabriel Marcel montre que « l’inventoriable est le lieu du désespoir ». Il est donc fort heureux que l’univers ne soit pas intégralement épuisable, inventoriable ; ainsi, la quête intellectuelle restera un poème épique riche en mystères et en rebondissements qui ne cesse, à la fois, de nous grandir et de nous porter à l’humilité, car ce que nous sommes appelés à découvrir nous précède et nous dépasse. En ce sens la quête scientifique a quelque chose à voir avec le mysticisme : un transport fragile, toujours à reconstruire et à approfondir.

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