Le Seigneur des Anneaux a-t-il un rapport avec la foi catholique ?
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1.
John Ronald Reuld Tolkien (1892-1973) fut professeur en langue et littérature anglaise à l’université d’Oxford. Sa passion pour la philologie, l’étude des langues et des dialectes, l’a amené à s’intéresser de près aux mythes et récits anciens. Il se lamentait du fait que son propre pays ait perdu son fond de culture mythologique, et s’est alors donné pour tâche d’en élaborer une. Cela donnera le Silmarillon, cadre dans lequel s’inscrit l’histoire du Seigneur des Anneaux. Tout en empruntant largement aux mythes païens et nordiques, il a cependant choisi de construire une histoire fictive qui soit cohérente avec sa propre foi catholique.
Pour bien comprendre ce qui se trouve dans l’œuvre du Seigneur des Anneaux, il convient d’esquisser un portrait de son auteur, John Ronald Reuld Tolkien.
John Ronald Reuld Tolkien naît le 3 janvier 1892 à Bloemfontein en Afrique du Sud dans une famille anglaise, son père, Arthur Tolkien, est employé de banque ; sa mère, Mabel Tolkien née Suffield, vient d’une famille des Midlands. C’est au cours de vacances chez ses grands-parents maternels à Birmingham, en février 1896, que Tolkien apprend la mort de son père victime d’une hémorragie. Sa mère décide de ne pas retourner en Afrique du Sud, et s’installe à Sarenhole, au sud de Birmingham, dans un petit pavillon de campagne. Tolkien gardera toute sa vie un souvenir très ému de sa mère, qui s’est occupée seule de lui et de son cadet, Hilary. Très tôt le jeune Ronald manifeste un vif intérêt pour les langues, il sait parfaitement lire à 4 ans et s’intéresse déjà au latin. à 7 ans il écrit sa première histoire. Cependant en 1900 il leur faut déménager, car la conversion de Mabel Tolkien à la religion catholique entraîne de graves dissensions avec sa famille, qui lui coupe les vivres. Ils se rapprochent alors de Birmingham, d’abord à Moseley, puis à Edgbaston en 1902. Il s’initie au grec, à la littérature et aux dialectes. Mais en 1904 sa mère découvre qu’elle souffre de diabète, en novembre elle tombe dans le coma et meurt six jours plus tard. Jusqu’à sa mort Tolkien considérera sa mère comme une martyre : « J’ai été témoin des souffrances héroïques et de la mort précoce, dans une extrême pauvreté, de ma mère, qui m’a amené à l’Église. »
Les études du jeune Tolkien
Tolkien et son frère, âgés de 12 et 10 ans, sont recueillis par le Père Francis Morgan, prêtre catholique, qui s’était lié d’amitié avec cette famille. Il deviendra leur tuteur. Ronald Tolkien continue d’approfondir sa passion des langues et commence à inventer des dialectes. Il rencontre alors Édith Bratt, fille illégitime, de 3 ans son aînée, et en 1909 à 17 ans Tolkien lui déclare sa flamme. Mais le Père Morgan met son véto : le jeune homme doit d’abord se concentrer sur ses études, hors de question d’envisager quoi que ce soit avant qu’il n’ait une situation stable. En décembre 1910 le jeune Tolkien obtient une bourse au collège d’Exeter à Oxford. Il va alors s’investir intensément dans ses études : cours, travaux de recherche, sport, journaux et clubs. Mais surtout ces années d’étude sont pour Tolkien l’occasion de grandes découvertes : le Kalevala, un recueil de textes mythologiques nordiques et le finnois, un dialecte ancien. Tout cela va grandement l’influencer et jouer sur l’élaboration de son univers : « Ce fut comme de découvrir toute une cave remplie de bouteilles d’un vin extraordinaire, d’une sorte et d’un goût jamais connus jusqu’alors. J’en ai été totalement grisé. »
Les premiers travaux suivent son expérience de la guerre
En 1913 Tolkien retrouve Édith et l’épouse. A l’université, il se spécialise en littérature anglaise et médiévale. Petit à petit il rédige des poèmes qui seront les premières pierres de sa mythologie. En 1915 il est engagé dans les fusiliers du Lancashire, et part à la guerre en 1916. Il participera notamment à la bataille de la Somme, ce qui le marquera profondément. Ce n’est qu’ensuite que Tolkien prend davantage conscience du manque de mythologie dans la culture anglaise, les grandes histoires mythologiques et folkloriques que l’on trouve en Angleterre étant alors d’origine étrangère. C’est à cette période que Tolkien se donne pour but d’en donner une à son pays, laquelle serait un point de départ, une véritable toile de fond sur laquelle d’autres pourraient ensuite venir tisser quelque chose. A partir de ce projet il a créé le Silmarillion, une histoire mythologique du monde qu’il élabora tout au long de sa vie : « j’ai très tôt été attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n’avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol), en tout cas pas de la nature que je recherchais et trouvais (comme ingrédient) dans les légendes d’autres contrées. Il y avait les grecques, les celtes, et les romanes, les germaniques, les scandinaves et les finnoises (qui m’ont fortement marqué), mais rien d’anglais, […]. Bien sûr il avait, il y a, tout le monde arthurien mais, malgré sa force, il est imparfaitement naturalisé, étant associé avec le sol britannique et non anglais, »
Il publie Bilbo le Hobbit à 45 ans puis il met 15 ans à écrire les 1500 pages du Seigneur des Anneaux qui deviennent un phénomène mondial.
En 1925, Tolkien est élu professeur d’anglo-saxon à Oxford. A cette époque il rencontre C.S Lewis, futur auteur des Chroniques de Narnia, avec qui il noue une profonde amitié. Ensemble, vers 1930, ils fondent avec d’autres amis les Inklings, groupe d’amis chrétiens s’intéressant à la littérature. C’est à cette période qu’il commence à rédiger Bilbo le Hobbit, qui n’est, à l’origine qu’une petite histoire qu’il écrit pour s’aérer l’esprit et qu’il raconte le soir à ses enfants. Mais l’ouvrage attire l’attention d’un éditeur qui convainc Tolkien de le faire publier. Le Hobbit paraît donc en 1937, Tolkien a 45 ans, et il va connaître un certain succès. Son éditeur lui demande bientôt la rédaction d’une suite. Il propose alors son Silmarillion mais l’éditeur refuse, ce n’est pas ce que le public attend. Tolkien se mets quand même à la tâche. Elle durera 15 ans : « j’ai repris la suite de Bilbo le Hobbit – Le Seigneur de l’Anneau. Cela coule maintenant tout seul et échappe totalement à mon contrôle. » Ce qui devait être la suite tranquille d’un livre de contes pour enfants de 150 pages va alors prendre des dimensions bien plus grandes et se transformer en une épopée épique de 1500 pages pour un public adulte. Publiés en 1954 et 1955, la trilogie de l’Anneau va connaître un succès incomparablement supérieur à Bilbo au point de devenir un phénomène mondial. Tolkien, quoique surpris, est très satisfait mais aussi très méfiant quant à cette réussite (notamment vis-à-vis des campus américains). Il prend sa retraite en 1959 et enchaîne les honneurs universitaires. Très marqué par la mort de sa femme Edith en 1971, il la rejoindra deux ans plus tard, le 2 septembre 1973 à 81 ans à la suite d’une maladie.
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2.
Si le Silmarillion se présente comme la synthèse de toute la mythologie imaginée par Tolkien, Le Seigneur des Anneaux est un détail de cette fresque gigantesque. Ce récit est présenté par l’auteur comme une Faërie, un conte de fée. Non qu’il faille y voir là une histoire naïve, gentillette avec des personnages simplistes, faisant abstraction de toute laideur, car ce serait là, pour Tolkien une dégénérescence du genre. La Faërie est en réalité très liée à la mythologie et désigne le fait de raconter une histoire se déroulant dans un pays imaginaire : le pays des Elfes, aussi appelés Fées. En résumé, la Faërie tient alors dans l’art d’imaginer un monde dans lequel trois éléments sont réunis : le recouvrement, l’évasion et la consolation.
Après avoir évoqué l’homme, il convient maintenant de regarder l’auteur et de s’interroger sur sa manière d’écrire, pour ensuite se concentrer sur le contenu de ses œuvres, à commencer par la Faërie comme œuvre de la Fantaisie
Tolkien raconte une histoire, et il présente celle-ci comme un conte de Fées, ou Faërie, type de narration auquel il a consacré un petit traité intitulé Du conte de Fées. Il rattache ce genre à la mythologie, et en situe l’origine dans la raison même de l’homme. Tolkien constate en effet que notre intelligence parvient à distinguer dans une chose ce qui en est le sujet et ce qui en est un adjectif : par exemple l’herbe verte. Mais de ce fait il peut avec son imagination recomposer sujet et adjectif pour sub-créer quelque chose d’inédit (par exemple l’herbe rouge), puis par art il peut donner une certaine consistance à ce produit de son imagination. Et Tolkien dit bien sub-créer afin de différencier l’art humain, qui compose plus qu’il ne créé, de l’Art divin qui créé purement et simplement, ex nihilo. La Faërie est alors cet art par lequel l’homme donne à des objets de son imagination une certaine consistance, une impression de réalité, ces objets se caractérisant par un aspect merveilleux, fantastique. Cette activité humaine à laquelle aboutit une Faërie, c’est-à-dire celle par laquelle il réussit à sub-créer un monde cohérent, Tolkien la nomme Fantaisie. Et selon lui elle repose en premier lieu non sur la rêverie ou l’imagination, mais bien sur la Raison humaine, car pour pouvoir imiter l’ordre réel du monde dans une Faërie au moyen de la Fantaisie, il faut déjà saisir quel est l’ordre du monde réel. C’est pourquoi il dit : « la Fantaisie créatrice est fondée sur la dure reconnaissance du fait que les choses sont telles dans le monde qu’elles paraissent sous le soleil ; une reconnaissance du fait, mais non un esclavage à son égard. »
Est-il cependant légitime de faire de la Faërie ? Oui, c’est un droit humain que de pouvoir créer
Un homme fit un jour remarquer à Tolkien que la Faërie n’était rien d’autre qu’un numéro d’illusionniste, un tour de passe-passe. Elle ne fait, disait-il, que « proférer le mensonge au travers de l’Argent » (l’Argent désignant ici la structure poétique du texte). Ce à quoi Tolkien répondit : « Si toutes les crevasses du monde, nous les avons emplies d’Elfes et de Gobelins, si nous avons osé bâtir des Dieux et leurs demeures des ténèbres et de la lumière, et si nous avons semé la semence des dragons – c’était notre droit (bien ou mal employé). Ce droit n’est pas tombé en désuétude : nous créons toujours selon la loi au sein de laquelle nous sommes créés. »
L’art chez Tolkien est très lié à la conception qu’il se fait de l’homme, être déchu, en quête de sens et de Salut, cherchant Dieu sans vraiment le connaître, comme on cherche ce que l’on a perdu et en grande partie oublié. Et l’art humain, sous-créateur, est alors une voie de Salut par laquelle l’homme cherche Dieu. Nous avons alors ici une nouvelle clé pour comprendre le caractère profondément chrétien de l’écriture de Tolkien. Pour lui toute la noblesse de l’art réside dans le fait de collaborer à ce mouvement de l’âme qui chemine péniblement vers Dieu. « La Fantaisie demeure un droit humain : nous créons dans cette mesure et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur. »Le conte de Fées est conte du pays des Fées : il doit être crédible et consistant
La Faërie pour Tolkien a pour but de susciter la créance du lecteur, et non sa crédulité, car il ne s’agit pas de faire croire au lecteur que cela existe, mais de susciter chez lui une « suspension consentie de l’incrédulité » pour qu’il puisse imaginer ces êtres comme s’ils étaient vrais. C’est pourquoi d’ailleurs on relie habituellement le conte de Fées et les enfants, ce que Tolkien critique en un certain sens, mais l’expression a ceci de juste que les enfants acceptent plus facilement de se laisser guider par un conteur qu’un adulte, souvent trop cynique. Ainsi, le vrai ’’sujet’’ de la Faërie n’est pas l’être merveilleux, l’Elfe, le Troll, le Dragon etc... Mais c’est le pays de Faërie lui-même, le lieu où se trouvent ces créatures, car c’est lui qui donne aux lecteurs cette faculté de les imaginer comme s’ils étaient réels. En ce sens, l’œuvre principale de Tolkien n’est pas Le Seigneur des Anneaux (qui reste son chef d’œuvre en matière de roman) mais bien le Silmarillion (l’histoire de la Terre du Milieu). Car c’est bien lui qui donne sa consistance au Seigneur des Anneaux, c’est par lui que l’histoire de la quête de Frodon guidé par Gandalf et aidé d’Aragorn contre le maléfique Sauron, peut susciter cette suspension de la crédulité.
Recouvrement, Évasion et Consolation : les 3 fins de la Faërie
Nous avons vu ce qu’est la Faërie et comment elle procède, mais il manque encore le plus important : qu’apporte la Faërie ? A quelles fins l’utiliser ? Tolkien en expose trois : le recouvrement, l’évasion et la consolation.
« Le recouvrement […] est un re-gain – celui d’une vue claire. » Il s’agit ici de lutter contre un sentiment de banalité. « Cette banalité est en vérité la sanction de l’« appropriation » : les choses qui sont banales ou (en un mauvais sens) familières […] Elles sont devenues semblables aux objets qui nous ont un jour attirés par leur éclat, leur couleur ou leur forme ; nous les avons pris dans nos mains, puis enfermés dans nos tiroirs ; nous les avons acquis et, cela fait, nous avons cessé de les regarder.»
Vient ensuite l’une des principales fonctions de la Faërie, l’Évasion, étroitement liée à la Consolation, et si elle est parfois mal vue c’est parce que les gens « confondent, pas toujours par une erreur sincère, l’Évasion du Prisonnier avec la Fuite du Déserteur. » Mais il y a plusieurs niveaux d’évasion, qui diffèrent selon le type de « réalité » dont on cherche à s’évader : L’évasion face à l’emprise croissante de la technique et des machines, l’évasion face aux peines, aux souffrances humaines. Dans ces deux niveaux l’évasion recherchée n’est pas la même, mais ils ne sont pas le propre de la fantasy. Celle-ci en effet vise un autre niveau d’évasion, celle de la Mort. « [Les adversaires de la fantasy] nous commandent donc de nous résigner à notre geôle et de l’aménager le mieux possible. Mais c’est se résigner, si l’on va au fond des choses, à l’absurdité d’un monde sans Dieu et sans liberté […]. C’est du même coup une méconnaissance ou une négation de la nature des histoires. […], [n’importe quelle histoire] est un hommage à la recherche du sens, dans la mesure où elle impose un ordre au chaos apparent de la vie humaine. Elle se rapproche ainsi de l’Évangile, qui est aussi une histoire. »
Si l’Évasion est la recherche du sens de l’existence humaine, caractérisée par la lutte incessante, alors la Consolation est la contemplation du sens retrouvé. Elle est très liée pour Tolkien a une structure narrative intrinsèque au conte de fées et qu’il nomme eucatastrophe, par opposition à la Tragédie qui est dyscatastrophe. Il vient un moment dans le conte où le mal semble vaincre et où, à ce moment même, un événement inattendu retourne la situation vers une fin heureuse : « [L’eucatastrophe] ne dénie pas l’existence de la dyscatastrophe, de la peine et de l’échec : la possibilité de ceux-ci est nécessaire à la joie de la délivrance ; elle dénie (en dépit de maintes preuves, si l’on veut) la défaite universelle finale et elle est, dans cette mesure, un evangelium, donnant un aperçu fugitif de la Joie, une Joie qui est au-delà des murs de ce monde, aussi poignante que la douleur. ».Le Seigneur des Anneaux œuvre fondamentalement catholique ? Oui et non
Le Seigneur des Anneaux est donc l’œuvre d’un catholique convaincu. Pourtant Tolkien n’aura de cesse de mettre en garde contre toute interprétation trop explicitement chrétienne de son œuvre. Dans l’avant-propos de la deuxième édition du Seigneur des Anneaux il dit que celui-ci ne contient aucun « message » et qu’il refuse notamment toute allégorie historique ou politique. C’est donc qu’il ne faut pas comprendre ce livre comme « fondamentalement catholique » au sens où il serait porteur d’un message poussant explicitement au catholicisme, la relation est en fait bien plus subtile. En réalité Tolkien n’a pas besoin de saturer son œuvre de références chrétiennes. Car la Terre du Milieu, le pays des fées de Tolkien, n’est pas censée être autre chose que notre propre monde situé dans un passé mythologique, monde qui a un ordre, un sens, des valeurs, qui sont par ailleurs en adéquation totale avec le contenu de la Révélation, en tant que celle-ci est vraie. Tolkien dit que son œuvre n’est pas catholique au sens où elle n’en est pas un manifeste, un catéchisme, mais son œuvre est catholique dans la mesure où elle nous parle de la réalité, selon le mode propre du conte de fées. En d’autres termes le Seigneur des Anneaux et le catholique ne se rencontrent que parce que pour Tolkien, les deux nous parlent d’une seule et même réalité : « l’Allégorie et l’histoire convergent, se rencontrant quelque part dans la Vérité. ». Ce qui veut dire que c’est en tant que l’histoire raconte quelque chose de vrai, une vérité exprimée sous le mode du conte de fées, qu’elle rencontre une dimension allégorique, l’allégorie est postérieure au récit et surtout pas antérieure.
On pourrait encore se demander si au lieu de catholique l’œuvre de Tolkien ne devrait pas plutôt être considérée comme chrétienne. Ce qui serait vrai en un sens, mais il ne faut oublier que ce à partir de quoi Tolkien écrit, c’est une culture qu’il revendique comme profondément enracinée dans sa foi dans le Credo et la dogmatique catholique. -
3.
L’oeuvre de Tolkien présente trois niveaux de catholicité : un premier explicite, disons un catholicisme de surface, qui est celui des correspondances entre les personnages, ainsi que des similitudes entre les éléments factuels du récit et ceux de l’Histoire Sainte. C’est le niveau le plus faible, sur lequel Tolkien insiste le moins et qui ne correspond pour lui qu’a de brefs clins d’oeil plus ou moins pertinents disséminés dans le roman. Selon lui, tout au mieux peuvent-ils évoquer des éléments de la Révélation mais cela limité et accessoire. Ainsi les personnages de Frodon, Gandalf et Aragorn apparaissent sous certains aspects comme des figures christiques, tandis que la quête de destruction de l’Anneau, responsable de la Chute des Hommes évoque l’Histoire du Salut, et les différentes batailles ont quelque chose de l’eschatologie chrétienne, etc...
A quelles conditions peut-on parler de catholicisme explicite dans Le Seigneur des Anneaux ?
Ce que Tolkien rejette en parlant d’allégorie, c’est le fait de ne créer quelque chose, consciemment et intentionnellement, que dans le seul but qu’elle représente une autre chose bien précise. En ce cas la subcréation est tout à fait appauvrie et ne pourra se développer par elle-même dans l’esprit du lecteur, mais celui-ci est comme contraint à ne voir qu’une seule chose. C’est pourquoi Tolkien dit que si son œuvre a bien une valeur catholique, il ne l’a pas d’abord écrite en ce sens, cela s’est surajouté par ailleurs. Ce qu’il faut avant toute chose selon lui c’est prendre du plaisir à lire cette histoire, et on le voit ainsi s’emporter contre ceux qui auraient tendance à faire une étude parallèle du Seigneur des Anneaux avec la théologie chrétienne.
Tolkien n’a à aucun moment entendu faire une référence explicite à la foi, et il reproche par ailleurs à C.S Lewis de l’avoir fait avec ses Chroniques de Narnia.
Ce que Tolkien admet par contre, c’est qu’il y ait une applicabilité des personnages, du récit etc. ce qui inclut une différence entre les deux choses, mais aussi que l’applicabilité n’est qu’une possibilité de compréhension. De la sorte que si on peut appliquer certaines vérités proprement catholiques à des aspects du Seigneur des Anneaux, cela n’est pas la seule ni même la principale façon de les considérer. C’est pourquoi Tolkien rappelle que le lecteur est libre, malgré certaines limites, de se faire sa propre interprétation du sens de l’œuvre : « Toujours à l’exception, bien entendu, de toute « interprétation » allant dans le sens de la simple allégorie : c’est-à-dire en rapport avec le particulier et l’actualité. Dans un sens plus large il est impossible, j’imagine, d’écrire une « histoire » qui ne soit pas allégorique dans la mesure où elle « naît à la vie » ; car chacun de nous est une allégorie, incarnant dans un récit particulier et revêtu des habits de l’époque et du lieu, la vérité universelle et la vie éternelle. ».
Il y a alors trois conditions pour qui veut parler de symboles catholiques dans l’œuvre de Tolkien
Tout d’abord il faut préciser que le personnage dans le récit n’est pas une figure chrétienne, en dépit des ressemblances qui peuvent être relevées. Il convient aussi de souligner que de telles correspondances n’ont jamais, ni été revendiquées par l’auteur lui-même ni totalement niées, il s’agit de possibilités de lecture permises par le texte. Enfin il faut dire que ce n’est pas dans ce type de lecture que réside l’essentiel de l’œuvre.
La figure du Christ prêtre, prophète et roi est entrevue chez Frodon, Gandalf et Aragorn,
La correspondance la plus manifeste semble-t-il, est celle existant entre la personne du Christ et trois personnages parmi les plus importants du Seigneur des Anneaux : Frodon, Gandalf et Aragorn. En effet de même que le Christ, selon la foi chrétienne, est à la fois Prêtre, Prophète et Roi, il apparaît que chacune de ces dimensions se trouve incarnée par un personnage.
Frodon est d’une certaine façon celui qui doit offrir le sacrifice, c’est à lui qu’incombe la tâche de porter le fardeau des hommes, symbolisé par l’Anneau de Sauron, jusqu’au mont du Destin au sommet duquel le mal sera détruit. L’ascension du volcan revêt alors des allures de Chemin de Croix. Frodon a aussi cette particularité d’être un Hobbit, petit personnage d’apparence faible et vulnérable, là encore il est possible de faire un lien avec l’image de l’Agneau immolé.
Gandalf est un être particulier car son origine est mystérieuse, nul ne sait d’où il vient si ce n’est qu’il débarqua en Terre du Milieu au IIIe Age avec quatre autres mages. Il fait ainsi figure d’envoyé divin et donc de prophète. Mais Gandalf est aussi celui qui, dans sa lutte contre le Balrog dans les mines de la Moria, va plonger dans les profondeurs de la terre et revenir d’entre les morts glorifié. Cela dit, pour Tolkien, Gandalf évoque d’abord la figure de l’ange gardien.
Aragorn quant à lui revêt la figure du Roi, descendant d’Isildur il est l’héritier légitime des trônes d’Arnor et de Gondor, pays sans Roi depuis des siècles. Aragorn a aussi cette particularité d’être thaumaturge ce qui lui permettra d’être reconnu comme Roi légitime par les habitants de Minas Tirith. De plus il va aller chercher les Morts dans les profondeurs de la terre pour leur offrir la libération, moyennant leur aide dans la guerre contre Sauron.Gollum, être déchu
Deux autres types d’application possible peuvent encore être soulignés : De la même façon que Frodon, Gandalf et Aragorn partagent des similitudes avec la figure du Christ, et parce que le Christ est le nouvel Adam venant réussir là où l’ancien a échoué, Le Seigneur des Anneaux consigne également trois figures du vieil Adam , doubles négatifs des trois figures christiques.
Ainsi Frodon se retrouve confronté à Gollum, un être déchu qui fut un Hobbit auparavant, et qui tomba sous l’emprise de l’Anneau. Contrairement à Frodon, Gollum n’a quasiment pas opposé de résistance à l’emprise de l’Anneau alors que Frodon doit réussir à le porter, sans en devenir l’esclave, pour parvenir à le détruire.
Aragorn, quand à lui, doit se positionner face à la figure de son ancêtre, Isildur, qui a défait Sauron 2500 ans avant la Guerre de l’Anneau. Mais alors qu’il aurait put à ce moment détruire à jamais l’arme de l’Ennemi, aveuglé par le pouvoir il choisit de la garder, ce qui causera sa perte. Aragorn doit alors aider Frodon à accomplir la tâche que son aïeul n’a pas effectuée.
Gandalf le Gris se trouve sous le commandement du mage Saroumane le Blanc, envoyé comme lui pour lutter contre Sauron. Mais Saroumane va aussi se laisser séduire par le pouvoir de l’Anneau et finira par trahir ses alliés et rejoindre Sauron. Ayant péri face au Balrog Gandalf va alors être renvoyé en Terre du Milieu sous la forme de Gandalf Le Blanc pour accomplir la tâche dont Saroumane était chargé.Galadriel, figure mariale
Une dernière correspondance peut être soulignée, celle avec l’Immaculée Conception. On sait que Tolkien a dit s’être inspiré de la figure mariale pour le personnage de Galadriel, Elfe d’une beauté et d’une sagesse sans pareil. Elle est notamment la figure de la créature pure et sans tache puisque, alors que Frodon lui offre l’Anneau et qu’elle envisage la possibilité d’accepter (chose que ne ferons ni Gandalf ni Aragorn ni Faramir), elle trouve la force de résister à la tentation suprême. Eowyn quant à elle est la femme qui écrase la tête du serpent en affrontant le Roi-Sorcier d’Angmar, que nul homme ne pouvait vaincre. Enfin, la mère d’Aragorn, figure discrète dans Le Seigneur des Anneaux dont on ne sait qu’une chose c’est qu’elle a fui vers Fondcombe pour protéger son fils des serviteurs de Sauron et du Roi-Sorcier d’Angmar.
Les batailles sur le modèle de l’eucatastrophe, comme la Mort et la Résurrection du Christ
On compte trois batailles importantes dans Le Seigneur des Anneaux, celle du Gouffre de Helm où Théoden, Roi du Rohan, est acculé par les armées de Saroumane, celle des Champs du Pelennor devant les portes de Minas Tirith, et celle de la Porte Noire lorsque Aragorn vient défier Sauron pour faire diversion. Or on remarque que chacune des trois se déroule d’une maniére similaire : Les forces du Bien sont en difficulté, et arrive un moment où la bataille est sur le point d’être perdue ; c’est alors qu’un événement inespéré vient subitement retourner la situation. Ce schéma est celui de l’eucatastrophe qui est aussi celui de toute la trame du Seigneur des Anneaux. Trame dont Tolkien dit qu’elle est aussi celle de l’Histoire du Salut par la Mort et la Résurrection du Christ. Mais chacune comprend aussi certains éléments qui peuvent renvoyer à l’eschatologie chrétienne : la bataille du Gouffre de Helm se situe, comme son nom l’indique, dans un gouffre, comme le sera l’humanité, de façon imagée, juste avant la Parousie. Et c’est l’arrivée inopinée de Gandalf, figure du Christ, qui apparaît à l’aube vers l’Est, et de ses cavaliers, au son du cor du Gouffre de Helm, qui donne la victoire.
Aux Champs du Pelennor on voit les hordes issues de la cité démoniaque de Minas Morgul attaquer la Cité Blanche, Minas Tirith. Là encore c’est une figure du Christ, Aragorn, qui donnera la victoire finale au Gondor et au Rohan.
Enfin la bataille de la Porte Noire, la Dernière Bataille, où les ultimes forces de l’alliance des Hommes sont encerclées et sur le point d’être définitivement écrasées. Mais la providentielle destruction de l’Anneau, rendue possible par l’héroïsme de Frodon, viendra les sauver.Départ le 25 décembre, victoire le 25 mars
Enfin, un dernier type de correspondance peut être évoqué. La Terre du Milieu n’étant rien d’autre que notre propre monde situé dans un passé fictif (correspondant au Midgard de la mythologie nordique), son calendrier est le même. Or il y a deux évènements du Seigneur des Anneaux que Tolkien date de façon significative : le départ de la communauté de l’Anneau de la résidence d’Elrond, Fondcombe, est daté du 25 décembre, soit la date de Noël. Car tout comme Noël fut le premier signe visible du Salut des Hommes, de même le départ de la communauté est le premier pas qui va mener au Salut de la Terre du Milieu par la destruction de l’Anneau.
La destruction de l’Anneau quand à elle est datée du 25 mars, qui est la date que la tradition a retenue comme étant celle du Vendredi Saint. Ce qui appuie ce que nous avons dit sur le lien entre l’ascension de Frodon sur le Mont du Destin et le Chemin de Croix. Dans ces deux évènements en effet un Salut est accompli.
La liste faite dans cet article n’est cependant pas exhaustive et on peut ainsi trouver de nombreux autres éléments de correspondances dans toute l’oeuvre de Tolkien. La création du monde dans le Silmarillion est ainsi d’une beauté remarquable. Dans Le Seigneur des Anneaux on peut encore citer le Lembas, le pain nourricier des Elfes qui peut faire penser à l’Eucharistie, ou à la manne de l’Exode, etc. -
4.
Le second niveau est celui du catholicisme de fond, qui est, selon l’auteur, la vraie richesse de son œuvre. Il ne s’agit pas ici de lire en cherchant des références chrétiennes mais d’effectuer la démarche inverse : assimiler les messages portés par l’histoire sans a priori, pour ensuite s’apercevoir que ceux-ci se trouvent pleinement exprimés dans tout le Christianisme. On peut ainsi distinguer deux types de thèmes abordés : ce qui a rapport au transcendant d’un côté et à l’immanent de l’autre. Tout au long de l’histoire on s’aperçoit en effet que la suite des événements s’enchaîne grâce aux actes des protagonistes, mais aussi par d’heureux « hasards » qui semblent être bien plus que cela. La présence d’une transcendance est discrètement insérée dans tout le récit : l’échec de Frodon au point ultime de sa quête est ainsi très significatif. Tout en illustrant la participation des créatures à la lutte contre le mal, il rappelle que la grâce divine est cependant nécessaire pour vaincre. A travers le personnage de Gollum se manifeste la question de la miséricorde, etc.
Le transcendant dans Le Seigneur des Anneaux
Tolkien n’entend donc pas tant nous parler de la religion catholique qu’il entend nous parler du monde, notamment dit-il, de la Mort, de la Chute, de la souffrance, etc. Thèmes qui sont aussi exprimés dans la foi chrétienne, mais ce n’est pas sous ce mode qu’il veut les manifester. On ne peut remarquer comme élément religieux que la prière que Faramir récite avant de prendre son repas, le regard tourné vers l’Ouest.
Et dans ces aspects du monde dont Tolkien parle on peut distinguer deux niveaux : ce qui a rapport au transcendant d’un côté, et ce qui a rapport à l’immanent de l’autre. Car parler de manière laïque ne veut pas dire ne pas parler du rapport entre l’homme et Dieu, pour Tolkien comme pour Chesterton c’est là tout le sens, et tout le mérite de toute la mythologie païenne. Mais pour Tolkien le « religieux » au sens strict et étymologique est la réunion entre la créature et le Créateur, chose qui n’arrive de fait que dans la Révélation, lorsque le Créateur vient à la rencontre de la créature, la mythologie n’est que le mouvement de la créature. Ainsi, sans pour autant être immédiatement catholique, Le Seigneur des Anneaux comporte certaines références entre l’humain et le divin mais de façon très nuancée.L’extraordinaire « hasard » qui s’apparente à la Providence
S’il y a une chose qui est sans cesse soulignée tout au long de l’histoire du Seigneur des Anneaux, c’est à quel point les événements s’enchaînent dans un ordre que personne n’avait ni n’aurait pu anticiper, y compris Tolkien lui-même. A tout moment on voit des personnages s’étonner de la tournure des événements qui, contre toute attente, connaissent une issue heureuse, puis un autre personnage (un Elfe fréquemment, ou Gandalf, représentant la sagesse) fait allusion au fait qu’il y a sans doute plus qu’un simple hasard. Ainsi en est-il lorsque Frodon rencontre une troupe d’Elfes dans la Comté alors qu’il fuit les Cavaliers Noirs, Elrond le fait aussi remarquer lorsque Frodon amène l’Anneau à Fondcombe tandis que beaucoup de monde s’y trouve précisément réuni. Il y a aussi l’histoire de Merry et Pippin dans Les Deux Tours, c’est en effet à cause de leur capture par les Ourouk-Haï de Saroumane à Amon Hen qu’ils vont se retrouver dans la forêt de Fangorn où ils rencontreront Sylvebarbe. Celui-ci va alors convoquer la chambre des Ents qui décidera de marcher sur Isengard, sauvant ainsi le Rohan de façon inespérée.
Autre élément significatif, le fait que l’Anneau soit venu à Frodon. Quand ce dernier dit qu’il aurait aimé ne jamais l’avoir eu Gandalf lui répond que l’Anneau ne s’est pas retrouvé dans ses mains par un simple hasard, en effet dit-il, tout comme Bilbon était « destiné » à trouver l’Anneau, Frodon était « destiné » à le recevoir, non pas au sens de déterminé, mais comme si une sage Providence cachée avait arrangé les événements pour faire que l’Anneau arrive dans les mains de celui qui, contre toute attente, se révèlera seul capable de le porter jusqu’au Mont du Destin.« Il y avait plus d’un pouvoir à l’œuvre »
Car en effet il apparaît au fil de l’histoire qu’il y a quelqu’un d’autre qui agit sur le cours des évènements. Cela est notamment suggéré par le type de narration qu’utilise Tolkien. Il n’y a jamais un personnage qui ait un point de vue global sur tous les évènements simultanés. C’est en combinant à chaque fois des points de vue partiels de l’histoire générale que le lecteur reconstruit petit à petit le fil des événements. Chacun pourtant essaye de mettre en œuvre un plan à suivre dans l’espoir d’atteindre un but, mais aucun plan ne se déroule comme prévu et ne parvient à son terme, à chaque fois des éléments imprévus viennent se rajouter à l’échiquier en place et changent la donne. Gandalf en est d’ailleurs bien conscient, ce qui le distingue de Saroumane. Car ce dernier voit la montée en puissance du Mordor et en vient à conclure qu’il n’y a rien qui puisse l’arrêter ce pourquoi il décide de changer de camp. Gandalf quant à lui n’est pas plus avancé que Saroumane sur les possibilités de vaincre Sauron, mais il garde espoir et croit en la victoire ultime du Bien. Ainsi il ne craint pas de se lancer dans des entreprise a priori désespérées, ce qui lui vaut les moqueries de son supérieur. Les évènements s’enchaînent alors parfois de façon surprenante et ce n’est qu’après coup qu’est donnée l’explication. Il n’y a pas de miracles à proprement parler, seulement chaque personnage suit sa voie, et ces voies s’entremêlent les unes aux autres de façon a priori aléatoire, bien qu’à posteriori on se rende compte que cet enchaînements d’actes individuels a permis l’accomplissement de choses incommensurablement plus grandes que tout ce qu’ils avaient espéré obtenir : « vous savez assez bien à présent que le commencement est une revendication trop grande pour quiconque, et tout héros ne joue qu’un petit rôle dans les grandes actions. » .
La grande question du Mal partout omniprésent mais finalement inéluctablement défait
Le Mal en lui-même est l’un des thèmes principaux du Seigneur des Anneaux, et Tolkien ne l’aborde nullement de manière manichéenne. Certes il y a les forces du bien et celles du mal, mais tout n’est pas blanc ou noir à l’intérieur. Saroumane passe ainsi dans le camp de Sauron, Aragorn a peur de sa propre faiblesse héritée d’Isildur, la volonté de Boromir manque d’être broyée par le pouvoir de l’Anneau. Gollum, même s’il finira mal, a pendant un temps sincèrement tenté d’obtenir la rédemption auprès de Frodon, et Sauron lui-même n’a pas toujours été aussi mauvais qu’il ne l’est lors de la Guerre de l’Anneau. Le Mal n’en est pour autant pas relatif, car le Bien ne l’est pas, et le Mal ne se comprend que comme étant l’absence de Bien.
Surtout, Tolkien insiste sur deux aspects du Mal apparemment contradictoires : d’abord sur sa quasi omniprésence en ce monde, mais aussi sur son inéluctable défaite. Il n’a de cesse en effet de décrire toute l’horreur, les peines et les souffrances du monde qui semblent sans fin, à peine une victoire est remportée qu’une nouvelle menace se lève à combattre, et plus l’on se bat plus on perd quelque chose qui semble disparaître à jamais. Ainsi les Elfes, modèles de beauté et de sagesse, quittent définitivement la Terre du Milieu à la fin de la Guerre de l’Anneau. Néanmoins cette fatalité n’est pas inéluctable, pour Tolkien, même si cela ne nous est pas totalement visible en cette vie il n’est pas douteux que le Mal n’arrive sur terre que dans la mesure où il concourt à un Bien encore plus grand. Cependant cette espérance ne repose pas sur une vue humaine, mais bien dans le fait qu’une Providence dirige les choses dans une Sagesse et une Bonté qui ne nous sont pas accessibles.Une chose importante qu’il faut remarquer au sujet de Frodon est son échec
Ce qui illustre bien ici que, bien qu’il corresponde par certains aspects au Christ, il n’est en pas pour autant une fidèle représentation. Car si Frodon va amener l’Anneau au bord de la crevasse, à l’ultime moment il va décider de ne pas le détruire et de le garder. C’est par la providentielle intervention de Gollum qui, voulant le récupérer, l’arrache au doigt de Frodon et, dans sa joie, trébuche et tombe avec l’Anneau.
Dans cet élément on y trouve illustré le thème de la Miséricorde, car si Gollum a pu se trouver à la montagne à cet instant c’est bien parce que Frodon lui avait manifesté de la Pitié plus tôt en refusant de le tuer et en le prenant sous son aile. Ainsi le mérite de la destruction de l’Anneau reste à Frodon, mais indirectement et d’une manière tout à fait inattendue.
Mais par là Tolkien manifeste aussi autre chose : la faiblesse de la créature face au Mal. Le Mal ne peut en effet être vaincu par les seules forces de la créature. Ce n’est pas tant par une faute personnelle qu’il s’est laissé séduire, mais par une faiblesse inhérente à la nature de la créature, finie, limitée. En réalité c’est un exploit de sa part que d’avoir réussi à l’apporter jusque dans la montagne. Mais la victoire contre le Mal n’est possible qu’avec la grâce de Dieu, représentée ici par un nouveau fantastique coup de chance : « Si vous relisez tous les passages concernant Frodon et l’Anneau, [...] vous verrez qu’il lui était totalement impossible de se défaire de l’Anneau, en acte ou en pensée, surtout au moment où son pouvoir était le plus fort, mais que cet échec était annoncé depuis bien longtemps. Il a été reçu avec les honneurs parce qu’il avait accepté ce fardeau de son propre chef et avait ensuite accompli tout ce qui était dans les limites extrêmes de sa force physique et mentale.»
« L’Autre Pouvoir a alors pris la relève : l’Auteur de cette Histoire (par là, je ne veux pas dire moi-même), cette […] omniprésente Personne unique, qui n’est jamais absente et jamais nommée comme l’a dit un critique.» -
5.
Mais il y a aussi des thématiques de natures plus immanentes, on pourrait dire morales. Et c’est sans doute à ce niveau que se situe ce qu’il y a de plus intéressant dans le Seigneur des Anneaux : L’histoire présente des personnages très différents faisant face à une menace grandissante, qui les dépasse largement, dans des situations contingentes dont ils ne maîtrisent qu’une petite part. Il s’agit donc pour eux de discerner le mal à combattre et de s’y atteler, même si cela paraît sans espoir. Les thématiques tournent beaucoup autour de la tentation du pouvoir et de ses dangers. Tolkien, très sensible au thème du respect de la Création et de la nature, dénonce les dangers de l’industrialisation et des machines sans pour autant tomber dans un écologisme naïf.
Il faut signaler que la distinction transcendant/immanent chez Tolkien est en réalité très artificielle. C’est pourquoi on retrouvera ici des thèmes déjà rencontrés dans le paragraphe précédent, mais envisagés d’une autre manière.
La résistance au mal, les impasses de Saroumane et de Denethor : « [Tolkien] traite de questions qui se posent vraiment dans la vie, […] l’univers où il nous fait entrer, tout fantastique qu’il est, a une « profondeur » qui nous invite à nous interroger sur le sens de nos actions […], à la lumière de ce qu’il faut bien appeler le devoir. »
Les personnages du Seigneur des Anneaux sont confrontés à une menace qui les dépasse. Bien qu’ils aient foi dans le fait qu’il y ait « plus d’un pouvoir à l’oeuvre » et qu’ils ne soient pas seuls dans cette lutte, ils n’en concluent pas pour autant qu’il ne faille rien faire et attendre que la solution tombe littéralement du ciel. Au contraire ils savent bien que, s’ils ne sont pas les acteurs principaux de cette histoire, le dénouement ne s’effectuera néanmoins qu’à travers les actes libres qu’ils choisiront de poser. Elrond souligne ce fait quand il dit au conseil qu’il n’appartient qu’à eux et à nul autre de déterminer ce qui leurs convient de faire en cet instant précis face à la menace qui pése sur eux. Ce qui implique de faire deux choses : D’abord prendre pleinement conscience du danger qui les guette, puis de déterminer ce qu’il convient de faire. Or Tolkien présente ici au moins deux solutions qui sont en réalité des impasses, celle de Saroumane et celle de Denethor : Saroumane, voyant toute la force rassemblée par Sauron, va conclure qu’il n’y a aucune force en Terre du Milieu qui soit capable de lui faire face. Sauron va gagner la guerre et il faut, selon lui, se ranger alors de son côté tant qu’il en est encore temps : « Nous pouvons attendre notre heure, conserver nos pensées dans notre cœur, déplorant peut-être les maux infligés en passant, mais approuvant le but élevè et ultime : la Connaissance, la Domination, l’Ordre ; tout ce que nous nous sommes efforcés en vain jusqu’ici d’accomplir, retenus plutôt qu’aidés par nos amis, faibles ou paresseux. Il ne serait point besoin, il n’y aurait point de véritable modification de nos desseins, mais seulement des moyens. »
Denethor va voir la même chose que Saroumane, mais lui va opter pour la résignation, Sauron vaincra et il ne nous reste plus qu’à attendre l’heure de notre mort. Il va alors s’enfermer dans son propre chagrin, luttant contre Sauron mais sans espoir de victoire.La résistance au mal, Gandalf, Aragorn, Theoden et les Hobbits :
Face au défaitisme et à l’utilitarisme, on trouve des figures de résistance : Gandalf est sans doute celui qui comprend le mieux, avec Elrond, toute l’ampleur de la menace que représente Sauron. Mais il n’a pas fait l’erreur d’aller s’en instruire directement auprès de Sauron lui-même comme l’ont fait Saroumane et Denethor. Ce qui ne veut pas dire qu’il sous-estime l’adversaire, au contraire il n’a de cesse de répéter à quel point la situation est dramatique. Mais il sait encore qu’à travers les actes des êtres de ce monde se réalise l’œuvre d’un Pouvoir plus grand encore, c’est pourquoi il leur faut agir, lutter contre le mal qui s’avance devant eux : « Du désespoir ou de la folie ? Dit Gandalf. Pas du désespoir, car celui-ci n’appartient qu’à ceux qui voient la fin indubitable. Ce n’est pas notre cas. La sagesse est de reconnaître la nécessité après avoir pesé toutes les autres solutions, bien que cela puisse paraître de la folie à ceux qui s’accrochent à de faux espoirs. » Il ne nous appartient pas de décider quels sont les circonstances dans lesquelles nous agissons, les évènements se présentent à nous et il nous revient seulement de décider comment nous allons agir face à eux.
Aragorn et Theoden n’ont ni la science ni la sagesse de Gandalf, mais ils suivent la voie indiquée par le sage. Theoden fait écho au personnage de Denethor, touts deux sont en effet rois d’un royaume en péril, tout deux font face à la perte de leur fils héritier, et pourtant ils vont faire les choix inverses. Signe pour Tolkien que bien que les circonstances aient une influence sur nos actes, nous n’en demeurons pas moins libres et par là, responsables de ce que nous faisons. Car Théoden va faire le choix de lutter, même s’il n’espère pas en sa victoire. Il choisit de se tenir face au mal qui vient et de l’affronter, il refuse de le rejoindre par utilitarisme et de se terrer par défaitisme : « Il est des choses qu’il vaut mieux entreprendre que refuser, même si la fin doit être sombre. »
Les Hobbits enfin manifestent une autre forme de courage. Si Gandalf a pour lui la sagesse, Aragorn et Theoden ont leurs forces et leurs prestiges, les Hobbits ne sont ni sages, ni forts, et pourtant ils sont eux aussi concernés par la Guerre et doivent y prendre part. Et bien qu’ils aient conscience de leurs faiblesses ils n’en décident pas pour autant de se défiler mais de faire face comme le font ces « Grandes Gens » qu’ils admirent : « Mais que puis-je, même si je reste éveillé, moi seul au milieu de tous ces grands Hommes ? Rien, Sam Gamegie ; mais tu dois rester éveiller tout de même.La guerre est partout dans l’œuvre parce qu’elle est partout dans la réalité
On pourrait penser, par une lecture trop rapide et trop superficielle de l’oeuvre de Tolkien, que celui-ci aime la guerre. Elle est en effet partout dans son œuvre, et ses héros sont toujours des figures de guerriers intrépides qui foncent face à l’ennemi. Mais il n’est rien de plus faux, Tolkien a participé à la première Guerre Mondiale, particulièrement à la Bataille de la Somme, il y a vu des amis proches périr et en gardera toujours une sainte horreur de la guerre. Mais si la guerre est partout dans son œuvre c’est parce qu’elle est partout dans la réalité, tout comme le mal. Or on l’a vu, pour Tolkien il ne faut ni fuir, ni pactiser, ni se résigner, il faut se battre. Tolkien hait la guerre pour les souffrances qu’elle apporte, mais il porte en haute estime la figure du guerrier qui se porte au combat, non par volonté de tuer et massacrer, mais pour défendre ce qui est beau et juste. Cette figures est notamment incarnée par le personnage de Faramir : « La guerre doit être, tant que nous défendons nos vies contre un destructeur qui nous dévorerait tous ; mais je n’aime pas le glaive luisant pour son acuité, ni la flèche pour sa rapidité, ni le guerrier pour sa gloire. J’aime seulement ce qu’ils défendent : la cité des Hommes de Numénor, et je voudrais qu’on l’aime pour ses souvenirs, pour son ancienneté, pour sa beauté et pour sa présente sagesse. »
Le pouvoir est aussi profondément analysé dans l’œuvre jusque dans l’exemple mineur mais éclairant de Tom Bombadil
L’Anneau de Sauron est aussi appelé Anneau de Pouvoir, car c’est bien là l’un des enjeux principal de l’histoire du Seigneur des Anneaux. Sauron ne rêve que d’une chose, posséder, gouverner toutes choses sur cette Terre, avoir une emprise totale sur chacun des êtres de ce monde. Une des originalités souvent soulignée du roman de Tolkien est qu’il ne s’agit pas ici de récupérer un objet puissant, mais au contraire de le détruire. Sauron commande une armée d’Orcs, Saroumane d’Ourouk-Haï, des êtres pervertis, privés de libre-arbitre. Gandalf, par opposition, se refusera à chaque seconde de prendre des décisions à la place des autres, quand bien même il aurait une opinion divergente. Tout comme Aragorn qui laisse ainsi partir Frodon seul vers le Mordor. S’il y a bien un certain pouvoir qui est bon, comme celui du général sur ses soldats, du maître sur le disciple, l’Anneau n’offre rien d’autre qu’une Domination absolue. C’est pourquoi il n’est pas envisageable pour Gandalf et Elrond de l’utiliser à leurs propres fins, un mauvais moyen ne peut que conduire à une fin mauvaise. Ce que ne voit pas Boromir qui, à juste titre, tremble pour sa Cité en péril et est ainsi tenté d’utiliser l’Anneau pour la défendre, sans voir que cette seule pensée suffit déjà à assombrir son cœur.
Face à ce rapport au pouvoir il est une figure, l’une des plus surprenante du Seigneur des Anneaux, celle de Tom Bombadil. Il s’est éloigné de toute forme de tentative de domination sur les choses, ce qui, paradoxalement lui en donne une grande maîtrise. Et c’est pourquoi il peut enfiler l’Anneau sans en être aucunement affecté, car la logique de la domination lui est devenu totalement étrangère. Ce qui n’est pas le cas d’Aragorn ou de Gandalf, ceux-ci doivent continuer à exercer un certain pouvoir sur certaines choses afin de mener la lutte contre Sauron. Gandalf note d’ailleurs que Tom Bombadil n’est d’aucune utilité dans la lutte contre Sauron, car lui faire participer à une lutte, ce qui implique une planification et donc nécessairement d’exercer une certaine emprise, lui ferait justement renoncer à tout ce qui fait qu’il est Tom Bombadil.Le rapport à la Création :
Le thème de la nature est un de ceux que l’on retient le plus chez Tolkien. Cela est très lié à la thématique du Pouvoir. Vouloir dominer ne signifie pas seulement vouloir rendre esclave tout les êtres libres du monde, c’est vouloir dominer le monde lui-même. Et pour Tolkien cela s’incarne aujourd’hui dans une réalité dramatique : le règne des machines. Il raconte ainsi avoir été désolé le jour où, revenant dans la campagne de son enfance il n’y trouva plus qu’usines et zones industrielles. Ce qui fait qu’il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’ére technologique actuelle qu’il qualifie d’« Age des Robots », et qu’il voit des Orcs dans beaucoup de ses contemporains, des serviteurs inconscient du Mordor. Non pas que Tolkien s’oppose à toute forme de technologie ou d’art, mais il dénonce le fait qu’aujourd’hui celle-ci ait pris le pas sur la beauté de la nature qui est d’abord donnée. La nature est ordonnée à l’Homme pour Tolkien, mais cela ne lui en donne pas le droit de la détruire, l’Homme est d’abord le gardien, le contemplateur de l’Art Divin, non son substitut. L’Anneau en ce sens, représente tout ce que Tolkien voit dans une mécanisation qui a dépassée les bornes, un objet d’art qui n’est plus au service de l’ordre naturel du monde, mais qui tend à le remplacer.
« [Le désir créatif] peut devenir possessif, s’accrochant aux choses qu’il a faites et les réclamant comme « siennes » ; le subcréateur souhaite être le Seigneur et Dieu de sa création personnelle. Il est enclin à se rebeller contre les lois du Créateur – en particulier contre la mortalité. Ces deux traits […] mènent à la Machine (ou Magie). Par cette dernière j’entends tout recours à des plans ou procédés (appareils) externes aux dépens du développement des pouvoirs ou des talents internes qui nous sont propres. »
Cet aspect s’incarne dans tout le récit du Seigneur des Anneaux mais particulièrement dans l’histoire de Saroumane. Celui-ci ayant trahis ses anciens alliés se mets à industrialiser a grande vitesse sa forteresse d’Isengard en dévastant la forêt de Fangorn. Le jugement est alors sans appels, les Ents, gardiens de la forêt, que Saroumane a oublié, vont se réveiller et marcher sur Isengard pour l’anéantir. La nature pour Tolkien, aura le dernier mot.
Grégoire Gilliot est étudiant en philosophie. Après une licence obtenue à l'Institut de Philosophie Comparée, il suit un double cursus en master, l'un à la Sorbonne (master d'Histoire de la Philosophie), et l'autre à l'Institut Catholique de Toulouse (master de Métaphysique et philosophie de la religion).
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commentaires
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Excellent article. La question de l'entrelacement de la fatalité et de la liberté malgré la faiblesse humaine est aussi magnifiquement développée par Tolkien dans l'histoire des enfants de Húrin (présente dans le Silmarillon et dans les Contes et légendes inachevées). Dans l'attente et la joie de vous entendre sur tous ces sujets. Merci !
Superbe article! Je suis également un grand admirateur de l’œuvre de Tolkien. Avez-vous remarqué comme le plan du Silmarillon suit à la lettre (du moins dans son interprétation "féérique") les sept jours de la création du récit de la Genèse? Et comme dans la Bible, le début contient le tout... Encore une fois, beau travail!
Je vous rejoins tout à fait et je pense qu'on trouve encore plus de réminiscences bibliques et chrétiennes dans le Silmarillon. Ce qui prête le plus à méditation, pour moi du moins, c'est la mort qui est "le cadeau d'Iluvatar aux Hommes". Alors qu'on pourrait penser que les Elfes ont été les plus gâtés avec l'immortalité terrestre, la mortalité des Hommes apparaît dans le Silmarillon, au détour de certaines phrases, comme une faveur faite aux Humains qui, comme les Elfes (les Anges ?) sont les Enfants d'Iluvatar.
tolkien a aussi ecrit un livre prémonitoire. Celui du retour du roi. c'est assez.
Excellent article. Tu m'as éclairé sur pas mal de choses! J'aime beaucoup le parallèle avec notre propre monde (qui est réel mais que tu as bien manifesté).