La condamnation radicale de l'usure par l'Eglise médiévale s'est basée surtout sur des raisonnements et des jugements moraux hostiles à l’argent qui stagne et n’irrigue pas
La condamnation du prêt à intérêt par l’Eglise médiévale est un phénomène qu'il faut analyser et qui continue à nous interroger. D’une part, pour son époque. Car elle a eu lieu dans une économie extrêmement créative, celle du Moyen Age italien, qui a alors tout simplement inventé la banque et la finance. D’autre part, parce qu'elle a conduit à un changement de position majeur, au moins en apparence, dans l’enseignement de l’Eglise : ceux-ci ne sont pas si nombreux et méritent examen, au regard de la cohérence de son magistère. Car la condamnation générale et systématique de l’intérêt (appelé usure en latin) n’est pas si ancienne. La tradition chrétienne avait depuis longtemps désapprouvé cette ‘usure’, mais elle n’en faisait pas un thème important, du moins pour les laïcs. Le changement a eu lieu vers 1200 : elle est alors devenue un péché majeur, juste après l’hérésie. En outre elle est restée condamnée au moins dans son principe jusqu’au début du XIXème siècle. Encore en 1745 l’encyclique Vix pervenit de Benoît XIV condamnait ‘l’usure’ comprise comme le simple fait pour un prêteur d’exiger quelque chose de plus que la somme prêtée. Comme on voit, c’est le fait même de l’intérêt qui est ainsi visé, pas un niveau excessif (comme dans le sens actuel du mot usure). Mais la condamnation ne visait pas le profit d’entreprise, ou la participation à un projet avec les risques correspondants, ou tout investissement en fonds propres, bref tout ce qui comme dit saint Thomas d’Aquin « participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan » car alors il est « en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice ». Il en est de même avec le loyer d’un immeuble.
Le fondement de cette condamnation dans le Nouveau Testament est assez limité
Les Évangiles n’interdisent pas explicitement le prêt à intérêt et mentionnent même sa possibilité, comme dans la parabole des talents. Il n’y a qu’un texte, abondamment cité à l’époque, dans saint Luc (6, 34-35) : « date mutuum, nihil inde sperantes » (prêtez sans rien en attendre). On l’interprétait alors non comme le conseil général qu’il est, mais comme une prescription juridique précise visant l’intérêt. Mais cette lecture littérale d’un texte, isolée du contexte, n’est pas fidèle. Le passage d’où il est extrait nous encourage à ne rien attendre en ‘échange’ de nos bienfaits, et il poursuit en disant : « aimez vos ennemis ». C’est un précepte moral et non une prescription légale.
Il y a cependant d'autres points de départ bibliques plus explicites, dans la loi de Moïse, en trois endroits à peu près semblables : Exode 22, 24 ; Lévitique 25 ; Deutéronome 23, 20
Ce dernier dit ainsi : « tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, ni de l’argent, ni un bien quelconque, mais tu pourras avec un étranger. Tu prêteras à ton frère ce dont il a besoin sans usure (intérêt) afin que Dieu te bénisse ». Mais la validité littérale de la loi mosaïque pour le chrétien ne va pas de soi. En outre et surtout ces textes se réfèrent à un prêt à un pauvre dans le besoin qui demande de l’aide. Un cas où la solidarité devrait dominer. Mais sa généralisation à toute forme de prêt est contestable, et d’ailleurs les commentateurs juifs médiévaux ne tiraient pas cette conclusion.
En fait la condamnation de l'usure se base surtout sur des raisonnements
Pour justifier une condamnation générale, c’est le raisonnement qui a prévalu. Ainsi chez saint Thomas (Summa Theologiae II IIae q 78), qui explique que l’argent est comme le pain : en l’utilisant, on le consomme, contrairement à une maison dont on cède l’usage pour un temps mais qui n’est pas consommée. Un loyer immobilier est donc selon lui justifié, mais pas un loyer sur l’argent, ce qui revient dit-il à « vendre séparément l’usage de l’argent et la substance même de l’argent ; or l’usage de l’argent … ne diffère pas de sa substance ».
Les autres arguments connexes sont l’existence d’une violence asymétrique entre prêteur (compris comme quelqu’un qui est en manque) et emprunteur (qui profite de ce manque)
L'idée était répandue que l’emprunteur ne promet le paiement d’un intérêt que sous une contrainte économique. Bien sûr, en un sens toute rareté économique peut être comprise comme contrainte. Mais on jugeait qu’une contrainte anormale est mise en évidence par la seule existence de l’intérêt. D’autres arguments sont liés au temps. L’idée est alors que le simple passage du temps ne justifie pas une rémunération ; or dit-on dans un prêt pur seul le passage du temps justifie l’intérêt. En revanche on admettait que les fluctuations de prix sur un marché, au cours du temps, puissent occasionner des profits.
L’arrière-plan moral de l’hostilité à l’usure est la condamnation de l’argent qui stagne qui revient souvent dans l’Évangile
Pour bien comprendre ces raisonnements, il faut les situer dans le contexte moral de l’époque, qui faisait face à un développement considérable de l’économie et voulait discerner ce qui était bien et ce qui ne l’était pas. Or la conversion à la pauvreté était au cœur du mouvement des ordres mendiants alors en plein développement et qui ont été le fer de lance de l’analyse économique. On classait alors l’usure comme une forme d’économie typique des infidèles, avec la thésaurisation, l’accaparement, le fait de ne pas travailler quand on le pourrait, et plus largement l’avarice qui néglige l’utilité sociale. Elle était perçue comme diabolique parce qu’elle impliquait utilisation de la force de l’argent face au besoin de l’autre. Mais à nouveau ce faisant on ne visait qu’un cas particulier, celui prévue par la loi mosaïque : le prêt à un miséreux dans le besoin. Cela ne répondait en rien à la situation des marchands alors en plein essor.
Tout cela n’impliquait pas non plus condamnation générale de l’argent
On considérait qu’amasser est un crime si c’est pour amasser encore. Mais on admettait le désir d’obtenir un gain de la vente au moment opportun de ce que l’on possédait. En outre on avait bien compris la souplesse de l’argent et son côté moralement positif, car bien l’utiliser, c’est le faire circuler, de façon utile ou créative, notamment dans de vrais investissements. Or cela a toujours été vu favorablement. Le bon argent était celui qui circule et irrigue. Ce qui était dénoncé était donc au fond le refus d’insertion de l’usurier dans le contexte d’échange et de charité de la société des fidèles chrétiens, ce qui l’opposait au marchand. On opposait en définitive un argent vivant et un argent mort, un argent privé et sans utilité, et un argent qui anime la vie économique collective. L’usurier est au fond celui qui n’a pas appris la leçon de l’échange ; il vend de l’argent au lieu de l’investir et de le faire circuler.
L'Eglise a toujours toléré cependant une pratique souple, notamment pour les marchands, et tenant compte des fluctuations du marché
En fait la théorie et la pratique ont montré une sensibilité croissante au fait que pour les praticiens de l’économie le temps c’est de l’argent, parce qu’aussi c’est du travail, et donc de la création, nous dirions de la valeur ajoutée. La protection des marchands par les autorités et les lois était justifiée par leur utilité, considérée bien réelle, et par la réalité de leur travail. De façon très moderne, on a exalté l’homme créateur comme en quelque sorte collaborateur de Dieu ; et on rappelait l’importance du risque pris par le marchand. D’où une possible justification d’une forme raisonnable d’intérêt, au moins dans le cas des professionnels. Plus précisément, comme on valorisait la circulation de l’argent, au service du bien commun, l’idée ancienne de la stérilité de la monnaie était appréciée concrètement, en relation avec les transactions et leur utilité.
Ce qu’on condamnait chez l’usurier, c’est la perspective de gains sans fondement et non orientés vers l’utilité publique
Le risque commercial devenait notamment un critère central de justification, car l’argent placé à risque était légitimement rétribué comme risque d’entrepreneur. Dans le cas par exemple des ventes à terme (comme par exemple les parts de navires dans les sociétés commerciales ou colleganza, à Venise du Xème au XIVème siècle - le point de départ d’un capitalisme commercial), s’il y a majoration mécanique du prix à terme, c’était de l’usure ; mais pas s’il y a un doute réel sur la valeur future de la marchandise, car on admettait très bien que les prix fluctuent sur le marché. D’où le recours en cas de besoin à des experts connaissant les prix sur le marché. C’est ce qui faisait qu’on acceptait le contrat de ‘cens’, (c’est l’achat au comptant du fruit futur d’une propriété sur la durée), populaire dans le clergé, car le prix payé est donné, mais le flux acheté illimité ou presque, et de valeur incertaine. La référence est alors le prix en usage au moment de la signature ; si ce prix est correct, il n’y a pas usure. Après tout, même dans la vente d’un terrain quelconque, le total perpétuel des fruits futurs excède par nature le prix payé, et personne n’y trouve à redire.
La pratique souple s'est toujours appuyée aussi sur des critères de droit permettant la prise en compte de la réalité économique
Concrètement, des notions de droit romain reprises alors ont permis de conceptualiser la légitimité de paiements visant à dédommager de ce qui aurait pu être gagné ailleurs avec l’argent qui a été prêté (lucrum cessans), ou ce qui est perdu dans le processus, y compris l’effet de retard (damnum emergens) ; ou à donner une indemnité pour le risque pris s’il est réel (periculum sortis) ; outre bien sûr la rémunération d’un travail ou service. De telles considérations pouvaient justifier normalement un prêt s’il finançait une activité productive, puisqu’on comparait alors deux usages productifs possibles de l’argent, et qu’on prenait en compte les aléas de la vie économique. Ajoutons qu’il s’agit à nouveau dans tous ces exemples de multiplier les possibilités de participation à la vie économique ; puisque le flux de richesse était compris comme le flux sanguin : il faut faire circuler l’argent. Mais il ne s’agissait pas pour autant de tirer le maximum d’une somme dont on dispose. On rappelait que dans ses activités financières le marchand devait être détaché, ne devait prêter qu’à celui qui savait ce qu’est l’argent, et donc ne faire des affaires qu’avec des professionnels. Il n’y a alors pas cette stérilité de l’argent qu’on réprouve. Mais la pratique n’était pas si simple et les débats subsistaient ; par exemple, peut-on accepter que le prêteur demande des intérêts au motif d’une activité commerciale qu’il aurait pu avoir ? Doit-on exiger l’existence effective d’un flux d’activité ?
Dans la pratique, toutes ces considérations aboutissaient finalement à une grande souplesse, et à n’exiger dans la plupart des cas qu’une certaine modération du niveau de l’intérêt
Il était admis que les marchands avaient un droit propre et des marges d’action beaucoup plus larges. Mais le principe subsistait et obligeait à un examen cas par cas. On avait d’ailleurs du mal à encadrer les notions de lucrum cessans et de damnum emergens, qui si on en tire toutes les conséquences logiques peuvent en fait justifier toute forme d’intérêt, du moins dans une économie un tant soit peu libre.
On retrouve cette souplesse dans la mise en place des monts de piété, qui ont été une innovation majeure
Il s’agissait alors de crédit à la consommation à des pauvres. Barnabé de Terni, moine récollet italien du XIVème siècle, a fondé ces institutions fondées sur le prêt sur gage avec un intérêt très modéré et elles ont été de véritables banques pour la population concernée. Ce crédit se voulait sans profit et curatif ; on visait des pauvres pas trop pauvres, pour les soutenir. Une question cruciale qui s’est posée a été celle de la facturation, coût ou intérêt : très vite on a vu que les dons ne suffisaient même pas à couvrir les frais. On a en définitive accepté de facturer un intérêt, pour couvrir tant les frais que le risque, et se procurer des fonds. Les Monts ont dès lors eu un rôle considérable dans le développement du prêt à intérêt, dans le cadre d’une sorte de mission publique (à des taux de 5 à 15 %). Ce fut aussi un cas remarquable de création d’une institution financière pour des motifs largement désintéressés.
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Pierre Dohet
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