Si l’Église accepte bien un certain nombre d’institutions de l’économie de marché, elle condamne fermement toutes les dérives auxquelles elle peut conduire. L’encyclique de Jean-Paul II Centesimus Annus (1991) fait référence sur ces questions en reconnaissant d’abord les bienfaits de l’économie de marché : « Il semble qu’à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». Mais le texte pointe aussi clairement ses limites : notamment la nécessité de prendre en compte les plus défavorisés, de considérer l’ensemble des besoins humains et le fait que certains biens ne doivent jamais ni s’acheter, ni se vendre.
Un certain nombre d’institutions de l’économie de marché sont acceptables et de droit naturel, mais il faut veiller à en empêcher les dérives
D’une manière générale, il est vrai que l’Église accepte un certain nombre d’institutions de l’économie de marché, qui sont reconnues comme de droit naturel. On le voit très bien déjà chez Léon XIII à propos de la propriété privée par exemple. Pie XI, dès 1931 dans Quadragesimo Anno, fait allusion à la façon dont Léon XIII avait examiné le « régime économique » (c’est l’expression qu’il utilise) et le système qu’on appelle couramment « capitaliste » en écrivant : « Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice. Il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même ». Cette phrase résume bien la position de l’Église, qui ne condamne pas les institutions du régime de marché dans leur principe, mais qui veille à sa mise en place concrète « selon la justice » et, partant de là, veille aussi à en condamner toutes les dérives, toutes les faiblesses, toutes les limites.
L’initiative privée est un droit fondamental, mais l’intervention de l’État est aussi nécessaire
Jean XXIII expliquait dans Mater et magistra dès 1961 que, dans le domaine économique, la priorité revient à l’initiative privée des individus, qu’ils agissent isolement ou associés, ce qui est dans la logique du marché, mais il ajoutait aussitôt : « En même temps, cela n’exclut pas, au contraire, l’intervention de l’État pour équilibrer un certain nombre de choses, encourager, stimuler, etc. ». C’est bien dans cette perceptive d’une recherche d’équilibre qu’il faut placer la réflexion de l’Église sur le marché. C’est vrai que la question s’est posée d’une manière peut-être renouvelée et plus radicale avec l’effondrement des systèmes « alternatifs ». Avec la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement donc des systèmes communistes, qui sont en quelques mois devenus à leur tour des économies de marché, puis avec l’effondrement de l’Union soviétique un peu plus tard, qui devient plus ou moins un système capitaliste, et avec aussi les derniers régimes réputés « communistes » sur le plan politique, comme la Chine ou le Vietnam, qui se sont tournés à leur tour vers le capitalisme, on a aujourd’hui une sorte de généralisation du marché, mais l’Église continue à affirmer la nécessité d’un discernement sur ces questions.
Centesimus Annus est l’encyclique fondamentale de Jean-Paul II qui analyse les bienfaits et les limites de l’économie de marché
Après avoir combattu les erreurs du communisme, Jean-Paul II est celui qui est allé le plus loin dans l’analyse de l’économie de marché et ce n’est pas surprenant. Son encyclique Centesimus Annus est parue en 1991, quelques mois après la chute du mur de Berlin, au moment où l’Union soviétique était en train de vivre ses derniers moments, puisqu’elle disparaîtra à la fin de cette année-là, quelques mois après l’apparition de l’encyclique. Jean-Paul II avance un certain nombre d’arguments positifs sur le marché, qui est un instrument, mais il pointe aussi ses limites, puis il étend son analyse au système économique et donc à l’économie de marché ou au capitalisme dans leur ensemble, et à tous les aspects de ce système économique : la propriété, l’entreprise, le profit, etc. Il y a, pour lui, à la fois des raisons de défendre le marché, et des raisons d’y mettre des limites extrêmement fortes.
Les raisons de défendre le marché reposent sur trois « avantages solides », qui concernent l’utilisation des ressources, l’encouragement des échanges et l’exercice de notre liberté
Ces raisons de défendre le marché sont détaillées aux paragraphes 34 et 40. La phrase la plus connue de Jean-Paul II sur ce point est la suivante : « Il semble qu’à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». On voit donc ici le marché d’un point de vue purement rationnel, de raison, comme un instrument technique qui permet de lutter contre la rareté, qui est le propre de l’économie (qui concerne la gestion des ressources rares) et donc de répartir ces ressources (les matières premières, les facteurs de production) et de répondre aux besoins, donc de permettre d’organiser la vie économique. Il précise un peu ces éléments qu’il appelle, dans le paragraphe 40, des « avantages solides » : « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides ». Il en avance trois qui sont purement des arguments de raison – au moins pour les deux premiers.
1°/ Le marché aide à mieux utiliser les ressources
Le premier argument affirme que les mécanismes du marché aident à mieux utiliser les ressources en permettant de gérer les ressources rares, de les combiner et de les mettre en circulation d’une manière naturelle.
2°/ Les mécanismes de marché favorisent les échanges de produits
Le deuxième argument considère que le marché favorise les échanges de produits, puisque toute la vie économique induite repose sur l’échange (travail contre revenu, revenu contre des produits, etc.) Le marché est donc ce mécanisme qui organise ces échanges de manière naturelle.
3°/ Le marché repose sur l’exercice de la liberté
Le troisième argument de Jean-Paul II est à la fois un argument de raison et un argument moral : « Les mécanismes de marché placent en leur centre la volonté et les préférences de la personne qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne ». Le contrat permet à deux volontés libres de se rencontrer sur un véritable marché : quand l’échange n’est pas forcé et n’est pas obligatoire, il y a bien deux volontés libres qui se rencontrent. Il y a donc derrière une dimension éthique dans le principe même, puisque ce sont les deux volontés – celles de l’acheteur et du vendeur – qui se rencontrent pour échanger un produit contre un produit, ou de l’argent contre un produit ou un service. On peut remarquer tout de suite que cela ne suffit pas à rendre le marché éthique. Si la démarche est éthique, deux volontés libres peuvent se rencontrer pour faire le bien ou pour faire le mal, dans les limites du marché, mais le marché favorise à l’évidence l’exercice de la liberté qui est au cœur des droits fondamentaux de la personne humaine.
Ces aspects positifs sont reconnus, mais leur exercice suppose de bien considérer aussi les limites du marché et de ses mécanismes
Dans les deux mêmes paragraphes 34 et 40, Jean-Paul II en vient ensuite aux autres aspects, qui sont les critiques qu’on peut adresser au marché, et ses limites dans la mise en place concrète de ce système.
1°/ Première limite : la nécessité d’avoir un revenu, sous peine d’exclusion
Dans les critiques d’abord, il affirme, dans le paragraphe 34 : « Cela ne vaut que pour les besoins solvables, et si l’on dispose d’un pouvoir d’achat ». C’est là un élément essentiel, qui rejoint ce que l’Église dit sur la destination universelle des biens et sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous les hommes. Or, dans le marché, celui qui a un revenu peut évidemment répondre à ses propres besoins en achetant les biens qui permettent de le faire. C’est pour cela qu’il parle de « besoins solvables ». Il explicite le mot « solvable » en disant : « Si l’on dispose d’un pouvoir d’achat ». Il ajoute : « des ressources qui sont vendables, susceptibles d’être payées à un juste prix ». Il est donc évident que celui qui n’a pas de revenu est exclu du marché. C’est donc un thème absolument essentiel : la limite du marché qui va justifier tout ce qui est solidarité, redistribution volontaire aux plus démunis, qui leur permet d’accéder aux biens.
2°/ Deuxième limite : le marché ne couvre pas tous les besoins de l’homme et de la société
La deuxième limite pointée est qu’il y a de nombreux besoins humains qui « ne peuvent être satisfaits » par le marché. Le pape explique dans le paragraphe 40 cette « nouvelle limite du marché » qui est en fait de plusieurs sortes : « Il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ces mécanismes ». Il y a des besoins, notamment collectifs – par exemple la défense nationale – qui ne peuvent pas être satisfaits par le marché au sens large ; il y a donc un certain nombre de services de base ou de « services d’intérêt général » que le marché ne peut atteindre pour des raisons pratiques, et qui doivent donc être satisfaits par un autre mécanisme, soit par l’État (budget public, redistribution, service public, etc.), soit par des collectivités décentralisées, soit par des associations ou autres arrangements institutionnels, conformément au principe de subsidiarité. Parfois, il peut y avoir débat, notamment entre économistes, par exemple pour les questions liées à l’environnement, à l’écologie, chères au pape François dans Laudato si’, qui peuvent se régler par des techniques marchandes (marchés de droits à polluer) ou étatiques (réglementations, fiscalité).
3°/ Troisième limite : certains biens humains ne doivent jamais ni s’acheter ni se vendre
Ce troisième point vise le fait qu’il y a « des réalités humaines importantes qui échappent à la logique du marché », c’est-à-dire que tout ne peut pas s’acheter ou se vendre. Jean-Paul II le précise peu après : « Il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés ». C’est là un enseignement important, qui ne porte pas sur la technique du marché mais sur le jugement moral qu’on peut porter sur lui : le marché peut être légitime, à certaines conditions, dans son domaine propre, mais ne l’est pas en-dehors de ce domaine. Les deux phrases citées peuvent viser des choses qui pourraient très bien passer techniquement par le marché, mais ne le doivent pas. On peut prendre le cas de la corruption. La corruption, c’est par exemple le fait d’acheter auprès d’un décideur politique un droit qui ne devrait pas faire l’objet d’un échange marchand, mais qui devrait être accordé en fonction du bien commun ou de la loi. De la même façon, on ne peut pas moralement acheter des notes aux examens, voire un diplôme, ou tel autre élément, alors que, en pratique, techniquement, la corruption peut exister dans ces domaines.
Tout ce qui concerne le corps humain doit moralement être exclu du domaine de l’échange marchand
Quand on parle de biens qui ne peuvent ou ne doivent être vendus sur le marché, il y a aussi tout ce qui concerne le corps humain. L’Église a toujours condamné la marchandisation du corps humain au nom de la juste conception de la dignité de la personne humaine, que ce soit la prostitution, la GPA, l’esclavage, etc. L’Église n’a jamais admis non plus la vente des éléments du corps humain, alors que, techniquement, cela peut parfaitement passer par le marché. Il y a d’ailleurs des pays où l’on vend son sang ou certains organes. Il faut là des limites morales et il y a évidemment des choses qui ne doivent passer par le marché.
modérateur du thème :
Pierre Dohet
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