Qu'est-ce que l'acédie ?
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1.
« Acédie » est l'équivalent français du mot grec « akèdia », qui veut dire « manque de soin». Chez les philosophes grecs, il s'agissait du manque de soins pour les morts, du fait de ne pas enterrer les morts, attitude qui apparaissait totalement inhumaine. Au IVe siècle, les Pères du désert ont utilisé ce terme pour désigner le manque de soin pour sa vie spirituelle.
« Acédie » est un mot grec qui veut dire « manque de soin »
Il faut, pour commencer, donner l’étymologie de ce mot « acédie », car cela dit peu de choses à nos contemporains. Le mot « acédie » vient d’un mot grec, akèdia, qui est formé de deux parties : le premier « a », qui est un alpha en grec, est une privation, donc « manque de » ; et kèdos, qui veut dire « le soin ». Donc « manque de soin ».
Chez les philosophes grecs, il s'agissait du manque de soin pour les morts, du fait de ne pas enterrer les morts, attitude qui apparaissait totalement inhumaine
A l’origine, ce manque de soin était, chez les philosophes grecs (avant même la période chrétienne), le manque de soin pour les morts, c’est-à-dire le fait de ne pas enterrer ses morts. Or, le manque de soin pour les défunts est une caractéristique essentielle de déshumanisation : seuls les humains enterrent leurs morts ; les animaux ne le font pas. Donc le fait de ne pas enterrer ses morts est déjà quelque chose de particulièrement contraire à la condition humaine.
Les Pères du désert christianisent le terme en s’en servant pour désigner le manque de soin pour sa vie spirituelle
À l’époque chrétienne, en particulier avec Évagre le Pontique, l’un des grands Pères du désert, va apparaître une nouvelle signification ; dans un contexte chrétien, c’est toujours le manque de soin – puisque le mot veut dire cela – mais cela ne va plus être le manque de soin pour ses morts, cela va être le manque de soin pour sa vie spirituelle, le manque de soin pour son salut : ne plus se préoccuper de sa vie spirituelle ni de son salut. Voilà pour l’origine.
Il est préférable de ne pas traduire ce mot, car toutes les traductions que l’on peut en donner sont toujours un peu réductrices
Le mot « acédie » possède en lui-même une plénitude de sens, une densité que ne pourra jamais rendre une traduction. C’est pour cela que la tradition spirituelle, jusqu'à une époque récente, ne l’a jamais traduit. Actuellement, on le traduit souvent par « paresse », mais c’est très réducteur ; ou encore par « tristesse », « mélancolie », qui sont aussi une réduction. Il vaut mieux garder le terme d’« acédie » ; on va essayer d’expliquer un peu ce que c’est et, en particulier, pourquoi il ne se comprend que dans un contexte de relation à Dieu.
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2.
Dans le milieu chrétien, le premier à en parler est Évagre le Pontique, l’un de ces Pères du désert, qui va synthétiser et mettre en forme toute la tradition du désert, initiée par saint Antoine, le Père des moines. Évagre développe sa doctrine à partir du récit biblique de l’Exode, qui symbolise notre itinéraire spirituel : de même que le peuple d’Israël, avant d’entrer en Terre promise, a dû affronter sept nations ennemies (selon Deutéronome 7,1), sans parler de l’Égypte qu'il avait fuie, de même nous devons affronter, dans notre vie spirituelle, huit mauvaises pensées. Parmi ces huit mauvaises pensées identifiées, l’acédie, le « démon de midi », est décrite comme particulièrement dangereuse, car elle se trouve à la frontière entre le charnel et le spirituel.
Dans le milieu chrétien, celui qui a élaboré cette doctrine est Évagre le Pontique
Il s'agit d'un philosophe qui, au IVe siècle, a quitté le monde pour aller vivre au désert, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains à partir du début du IVe siècle. En l’an 313, l’édit de Milan signe la fin des persécutions, au temps de l’empereur Constantin. A partir de ce moment-là, c’est officiellement la fin des persécutions dans l’Empire. Naît alors spontanément, dans l’Église, une nouvelle forme de témoignage, de martyre : le témoignage monastique, c’est-à-dire des personnes qui quittent le monde pour aller vivre au désert ; le désert étant, dans la tradition biblique, à la fois le lieu de l’intimité avec le Seigneur, mais aussi le lieu du combat spirituel. Partir au désert, c’est chercher Dieu et, en même temps, c'est combattre Satan dans ce que l’on estime être son lieu propre, c’est-à-dire le lieu où il n’y a pas de végétation, où il n’y a pas de vie qui tient. Donc ce lieu est, quelque part, un peu réservé à Satan. Aller au désert, c’est aller combattre le diable sur son propre terrain.
Évagre est l’un de ces Pères du désert qui va synthétiser, mettre en forme, par écrit, toute cette tradition initiée par Saint Antoine.
Évagre appartient à la troisième génération des Pères du désert. Il va mettre ses capacités philosophiques et intellectuelles au service de la doctrine des Pères du désert, mettant en forme, synthétisant, toute cette tradition orale initiée par saint Antoine, le « Père des moines » comme on l’appelle, qui était parti vivre près d’Alexandrie.
Évagre développe sa doctrine à partir du récit biblique de l’Exode, qui symbolise notre itinéraire spirituel
Le peuple d’Israël, prisonnier en Égypte, va quitter le lieu de l’esclavage, traverser la mer Rouge, grâce au Seigneur et sous la direction de Moïse ; il va ensuite passer quarante ans dans le désert – les quarante jours initialement prévus sont devenus quarante ans car le peuple n’a pas voulu obéir à Dieu – et il va repasser un autre fleuve, le Jourdain, pour arriver enfin en Terre promise. Cette histoire sainte va devenir, pour toute la tradition spirituelle, une image de notre itinéraire spirituel à chacun. Nous sommes, chacun d’entre nous, le peuple d’Israël. Nous avons été prisonniers d’Égypte par le péché originel, nous avons traversé la mer Rouge par le baptême et notre vie chrétienne ici-bas est comme une traversée du désert ; par la mort, nous allons traverser le Jourdain et entrer en Terre promise, qui symbolise la vie éternelle.
Or le peuple d’Israël, avant d’entrer en Terre promise, a dû affronter sept nations ennemies (selon Deutéronome 7,1), sans parler de l’Égypte qu'il avait fuie.
C’est cette fameuse liste que l'on trouve au début du chapitre 7 du Deutéronome : les Hittites, les Girgashites, les Amorites, les Cananéens, les Perizzites, les Hivvites et les Jébuséens. À ces sept nations, il faut ajouter l’Égypte qui est l’ennemi par excellence (Pharaon est le symbole de Satan lui-même). Cette histoire des huit nations ennemies qu’Israël doit affronter est relue par les Pères du désert, par Évagre en particulier, comme notre itinéraire spirituel : nous devons affronter huit ennemis intérieurs. Évagre va les appeler « les huit mauvaises pensées » qui deviendront, plus tard, les sept péchés capitaux. Et il faudra expliquer pourquoi on est passé de huit à sept, car c’est précisément l’acédie qui va disparaître …
Pharaon n’est pas sur même plan : il représente l’orgueil, le péché par excellence, mère de tous les vices
L’orgueil est à part. Donc à l’origine, ces huit mauvaises pensées sont classées par Évagre dans l’ordre de la plus charnelle à la plus spirituelle : la plus charnelle, c’est la gourmandise ; puis nous trouvons la luxure, puis l’avarice (au sens de l’appât du gain, l’amour de l’argent), puis la tristesse, la colère, l’acédie, la vanité - la vaine gloire – et enfin la pire de toutes : l’orgueil, symbolisé par l’Égypte. Pour Évagre, ces pensées s’entraînent l’une l’autre : par exemple, la gourmandise va nous entraîner vers un dérèglement des sens qui va nous porter à la luxure ; ensuite, la luxure va nous inciter – surtout à l’époque où la luxure s’exerce avec des prostituées – à rechercher avidement de l’argent ; si on n’en a pas, on va être triste ; si on est triste, on va tomber dans la colère, etc. Et, finalement, on va tomber dans l’orgueil : mais comme celui qui veut faire l’ange fait la bête, on retombe dans les vices précédents, on retombe au bas de l’échelle. Il y a une sorte d’engrenage de ces mauvaises pensées. Le moine au désert est essentiellement venu combattre ces pensées intérieures.
Parmi les huit mauvaises pensées identifiées, l’acédie « démon de midi » est décrite comme particulièrement dangereuse, car elle se trouve à la frontière entre le charnel et le spirituel
L’acédie est présentée comme particulièrement compliquée, complexe (Évagre l’appelle d’ailleurs « la pensée complexe »). Pourquoi ? Parce que l’acédie se trouve à la frontière entre le charnel et le spirituel. Il se trouve que l’acédie est, selon Évagre, ce fameux « démon de midi », ce démon qui attaque le moine – on est toujours dans le désert d'Égypte – entre 10 heures du matin et 2 heures de l’après-midi, à un moment où il fait extrêmement chaud et où le soleil est au zénith, c’est-à-dire où le temps semble ne pas avancer : le matin, on voit l’ombre qui se lève, le soir on voit l’ombre qui se couche ; à midi, on a l’impression que plus rien ne bouge et que la journée ne finira jamais. Et le midi, c’est aussi le moment qui précède immédiatement le repas : les moines, en effet, ne mangeaient qu’une seule fois par jour, à 15 heures. Donc entre 10 heures et 14 heures, cela fait presque vingt-quatre heures qu’on n’a pas mangé et on a une faim de loup. Et il y a une espèce de fragilité, de faiblesse corporelle, dont le démon va se servir pour venir attaquer au niveau spirituel, c’est-à-dire au niveau de la relation à Dieu, et va provoquer deux choses qui, là encore, touchent la condition humaine (c’est vraiment le démon de la condition humaine), à savoir : la sensation d'être à l'étroit et la difficulté à persévérer, à durer. On voit donc commet l’acédie touche à la fois la dimension spatiale et la dimension temporelle de notre vie ; elle touche vraiment notre condition incarnée.
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3.
L’acédie va toucher deux dimensions essentielles de notre condition incarnée : la dimension spatiale et la dimension temporelle. Pour ce qui est de la dimension spatiale, l’acédie provoque chez le moine le sentiment d’étouffer dans sa petite cellule et l’envie de partir ailleurs ; pour ce qui est de la dimension temporelle, elle donne au moine le sentiment que la journée ne finira jamais et qu’il doit partir faire autre chose. Le côté tout à fait redoutable de ce « démon de midi », c’est qu’on ne l’attend pas et qu’il nous surprend.
Pour ce qui est de la dimension spatiale, l’acédie provoque chez le moine le sentiment d’étouffer dans sa petite cellule et l’envie de partir ailleurs
L’acédie va toucher deux dimensions essentielles de notre condition incarnée : la dimension spatiale et la dimension temporelle. En ce qui concerne la dimension spatiale, l'acédie va provoquer chez le moine un sentiment d’étouffement, la sensation d’être à l’étroit, d’étouffer dans sa petite cellule de branchages (on peut comprendre que ceux qui avaient vécu auparavant dans les palais des rois, comme Évagre, se sentent un tout petit peu à l’étroit dans leur petite cahute). Ce sentiment va provoquer une envie de sortir, de bouger, de changer, une instabilité corporelle et spirituelle. C’est le premier aspect, la dimension spatiale : le sentiment d’être à l’étroit.
Pour ce qui est de la dimension temporelle, l'acédie donne au moine le sentiment que la journée ne finira jamais et qu’il doit partir faire autre chose
En ce qui concerne la dimension temporelle, le moine a le sentiment que cela ne finira jamais, que la journée n’a pas 24 heures mais 50, que le jour ne finira jamais, et qu’il est temps qu’il fasse autre chose. On retrouve évidemment, dans la dimension temporelle, le fameux « démon de midi ». Le midi, c’est d'abord la moitié de la journée : on regarde la matinée, on s’aperçoit qu’elle a été peu féconde, et qu’il est temps de faire autre chose. Mais le démon de midi, c’est le démon de l’engagement déjà pris. Le démon du matin, c’est celui qui vous empêche de vous engager ; le démon du soir, c’est celui qui nous fait regretter et désespérer car on n’a rien fait de sa vie. Celui du midi est particulièrement redoutable, car on a encore le temps de faire autre chose ; on peut encore regretter l’engagement pris, et on peut encore se dire que, finalement, on pourrait changer, changer de vie, pas dans le sens positif de la « conversion », hélas, mais plutôt dans un sens négatif, c’est-à-dire, comme dit Évagre, en fuyant l’obstacle, en fuyant le lieu du combat.
Le côté tout à fait redoutable de ce « démon de midi », c’est que l’on ne l’attend pas
Remarquons aussi que le midi, c’est le moment où l'on n’attend pas le démon : dans la pensée humaine spontanée, le démon est presque toujours associé à la nuit, à l'obscurité et non au plein jour. Donc le démon du milieu du jour est totalement inattendu et on ne s’en méfie pas.
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4.
Évagre donne des descriptions humoristiques de ce moine pris par l’acédie et des cinq manifestations principales de ce mal : 1°) l’instabilité corporelle ; 2°) un souci exagéré de soi-même, de sa santé et de son confort ; 3°) un dégoût pour son devoir d’état ; 4°) un minimalisme dans ses devoirs ; 5°) une forme de désespoir. En même temps que ces cinq manifestations, Évagre identifie cinq remèdes très simples pour en sortir : 1°) pleurer ; 2°) soigner son hygiène de vie ; 3°) utiliser la méthode antirrhêtique et, comme le Christ, s’appuyer sur l’Écriture : 4°) penser à la mort ; et 5°) le plus important : tenir, durer coûte que coûte.
Évagre donne des descriptions humoristiques de ce moine pris par l’acédie et des cinq manifestations principales de ce mal
Le moine pris par l'acédie tourne en rond ; il essaie d’avoir des distractions, il va imaginer tous les prétextes possibles et inimaginables pour sortir, pour changer d’état de vie, pour quitter le désert, pour partir dans le monde. Évagre identifie cinq manifestations principales, classées par ordre croissant d'importance.
1°/ L’instabilité corporelle
L’envie de bouger tout le temps, de changer ; cette instabilité révèle une instabilité plus profonde, qui est celle du cœur.
2°/ Un souci exagéré de soi-même, de sa santé et de son confort
Cela peut nous faire sourire, car les Pères du désert n’avaient évidemment pas beaucoup de confort ; on comprend qu’ils aient eu envie d’en avoir un peu plus ! Mais l'acédie révèle ici une sorte de narcissisme, de centrement hypertrophié sur soi et sur son confort.
3°/ Un dégoût pour son devoir d’état.
Pour le moine, le travail manuel très simple devait laisser la pensée libre pour la prière ; ce travail n’était pas très épanouissant au niveau humain, on peut s’en douter : tresser des corbeilles n’était pas très valorisant ; la prière pouvait sembler très aride. Pour le moine, l'acédie venait réveiller cette difficulté du travail et de la prière mais, plus profondément, elle manifestait une sorte de dégoût pour son état de vie, pour son devoir d’état.
4°/ Un minimalisme
Ici, tout est « de trop » : en ce qui concerne la prière, par exemple : on dit 12 psaumes, peut-être pourrait-on n'en dire que 6 ; on se lève à 5 heures du matin, peut-être pourrait-on se lever à 6 heures ; on jeûne tous les jours, peut-être pourrait-on ne jeûner qu'une fois par semaine, etc. Tout est de trop, on a envie de tout lâcher.
5°/ Un désespoir
Une sorte de déprime, de dépression qui va avoir deux issues : soit on va partir, on va fuir ; soit, si jamais on persiste, on va trouver toutes sortes de compensations pour en prendre et en laisser. C’est un peu redoutable.
En même temps que ces cinq manifestations, Évagre identifie cinq remèdes très simples pour en sortir
Cinq remèdes qui, d’ailleurs, ne correspondent pas forcément aux cinq manifestations. Elles ne sont pas toutes à mettre en regard des cinq manifestations énumérées ci-dessus ; certaines oui, mais pas toutes.
1°/ Pleurer
Premier remède, très simple : pleurer. Les larmes sont la reconnaissance qu’on a besoin d’un Sauveur. Quand il pleure, le petit enfant sait qu’il a besoin d'être secouru ; et, en même temps, il sait que Maman va venir. Ses larmes sont à la fois la manifestation de son impuissance et l'affirmation de sa confiance. Or comme l’acédie est le manque de préoccupation pour son salut, le fait de pleurer est déjà une manière de lutter contre l’acédie, de reconnaître qu’on a besoin d’un Sauveur.
2°/ L’hygiène de vie
Deuxième remède : l’hygiène de vie, l’équilibre de vie entre travail, prière, solitude, vie commune... Pour les Pères du désert, il s'agissait essentiellement de l'équilibre entre la prière et le travail manuel. Mais, plus largement, on peut dire qu'il s'agit d'arriver à un équilibre pour mener sa vie sans excès, pour avoir une mesure en tout, comme dirait Saint Benoît. Il s'agit de veiller à son hygiène de vie.
3°/ La méthode antirrhêtique, qui consiste, comme a fait le Christ, à s’appuyer sur l’Écriture
Troisième remède : c’est un mot technique un peu barbare, mais qui décrit une réalité très simple. Évagre l’appelle la méthode antirrhêtique – ce mot vient du grec antirrhêsis qui veut dire « contradiction ». C’est finalement la méthode que le Christ a employée dans le désert face à Satan : face aux suggestions du démon, il a répondu en citant l’Écriture. Évagre va développer cette idée que la Parole de Dieu a une extraordinaire efficacité dans notre combat spirituel. Il va même constituer un recueil de toutes les paroles de l’Écriture à dire – et à répéter longuement – lorsqu’on se trouve dans telle ou telle situation. Cette parole que l’on répète inlassablement est à l’origine d'une pratique monastique qui s'est, par la suite, beaucoup répandue en Orient et qu'on appelle « la prière de Jésus » ou « la prière à Jésus » : il s'agit de répéter sans cesse le nom de Jésus, qui signifie « le Seigneur sauve », en sachant que ce nom va opérer une véritable transformation intérieure, va vraiment nous sauver. Pour Évagre et le Pères du désert, la Parole de Dieu est vivante et efficace, comme le dit l’Épître aux Hébreux (He 4, 12). Ces versets de l’Écriture inlassablement répétés sont comme des flèches empoisonnées qui vont atteindre Satan et le vaincre lorsqu’il essaie de nous combattre.
4°/ La pensée de la mort
Quatrième remède : la pensée de la mort. Penser à la mort n’a rien de morbide, c’est simplement penser au terme de notre vie. C’est pour cela qu’il y a souvent dans les représentations picturales des saints du désert – pensons à saint Jérôme, par exemple – un crâne à côté d'eux. Saint Paul l'affirme : « Les souffrances du temps présent sont sans commune mesure avec le poids de gloire qui nous attend » (Rm 8, 18). N’oublions pas ce pour quoi nous sommes venus et relativisons toutes les difficultés d’aujourd’hui ; l’important, c’est d’être polarisé vers le but de notre vie, à savoir la participation à la vie divine. Voilà qui est un peu plus exaltant que le quotidien !
5°/ Le plus important : tenir, durer coûte que coûte
Cinquième remède : les Pères disent que c’est le plus important de tous. C’est tenir, durer, coûte que coûte. A ce sujet, on va trouver des petits apophtegmes des Pères ou des textes d’Évagre : « Si tu as faim, mange ; si tu as soif, bois ; si tu as envie de dormir, dors ; mais surtout ne quitte pas ta cellule, car si tu y restes, petit à petit, un état de joie profond va venir habiter ton âme après le combat ». Même chez Évagre, le dernier mot est « la joie ». Une fois que l’on a tenu bon, la joie emplit notre cœur d’avoir lutté fermement dans le combat.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’ici, on est toujours dans une relation personnelle avec Dieu, ce n’est pas purement humain
Pleurer, c’est pleurer devant le Seigneur et crier vers le Seigneur. Avoir une hygiène de vie, ce n’est pas purement et simplement de l’écologie, c’est vivre sous le regard de Dieu de manière ajustée. Dire des paroles n’est pas simplement une technique, c’est vraiment vivre de la Parole de Dieu. Persévérer, ce n’est pas du stoïcisme, c’est vraiment être en relation avec Dieu, etc. Une fois encore, pour Évagre, l'acédie touche notre relation à Dieu. Voilà ce qu'on peut dire pour l'acédie aux origines.
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5.
Cette doctrine concernant les péchés capitaux va persister dans le monde monastique. Mais, quelques siècles plus tard, le pape saint Grégoire le Grand va mystérieusement la changer en ce qui concerne l’acédie. En effet, au Moyen Âge, on aime établir des tableaux avec des correspondances entre tout ce qui est lié au chiffre sept. Saint Grégoire le Grand réduit donc le nombre des péchés capitaux à sept, et il supprime l’acédie en l’intégrant dans la tristesse. Pendant quelques siècles, il y a donc deux listes parallèles de péchés : sept chez les fidèles, et huit chez les moines. Finalement, saint Thomas d’Aquin solutionnera les choses en réintégrant l’acédie dans la liste des péchés capitaux, à la place de la tristesse, et en redéfinissant ce péché comme « une tristesse de Dieu » et « un dégoût de l’action » et en donnant comme remède l’Incarnation et son mystère : face au désespoir, l’homme risque de chercher son bonheur dans des choses immédiatement atteignables ; mais le Christ, dans son humanité, nous aidera par sa grâce et nous rendra capable d’atteindre ce pour quoi nous sommes faits, si nous y consentons.
Cette doctrine concernant les péchés capitaux va persister dans le monde monastique. Mais, quelques siècles plus tard, le pape saint Grégoire le Grand va mystérieusement la changer en ce qui concerne l’acédie
Grégoire le Grand est un saint Pape, complètement pétri de cette doctrine monastique, qu'il a intégrée lorsqu'il était moine à Rome. Pourtant, il va mystérieusement la changer en ce qui concerne l’acédie. Dans son grand ouvrage, Les Morales sur Job, qui est l’ouvrage de spiritualité de référence pour tout le Moyen Âge, perpétuellement lu et commenté, saint Grégoire va réduire les huit mauvaises pensées à sept. Pourquoi donc ? Parce qu’à l’époque, on est fasciné par les chiffres et, en particulier, par le chiffre 7 qui est symbole de plénitude et de perfection.
Au Moyen-Âge, on aime établir des tableaux avec des correspondances entre tout ce qui est lié au chiffre 7
On va faire correspondre, par exemple, les sept dons du Saint-Esprit, les sept mauvaises pensées (qui vont devenir nos péchés capitaux), les sept demandes du Notre Père, les sept vertus (trois vertus théologales – foi, espérance et charité – et quatre vertus cardinales - prudence, justice, force et tempérance), les sept béatitudes – car, selon saint Augustin, la dernière béatitude résume toutes les autres et donc il n’y en a que sept. A partir de cela, les auteurs du Moyen-âge ont aimé faire des correspondances. Par exemple, l’acédie sera un péché contre la vertu de charité ; elle sera contraire à la demande du Notre Père : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », elle s’opposera au don du Saint-Esprit qui est la sagesse, etc. Telles sont les sortes de correspondances dont les auteurs du Moyen Âge ont été friands.
Saint Grégoire le Grand réduit donc le nombre des péchés capitaux à sept, et il supprime l’acédie, en l’intégrant dans la tristesse
Dans son ouvrage Les Morales sur Job », saint Grégoire s’adresse à des laïcs, car il écrit comme Pape pour ses fidèles. Comme on l'a déjà dit, Grégoire connaît parfaitement la doctrine orientale concernant les mauvaises pensées, puisqu'elle a été transmise en Occident grâce à Jean Cassien, un moine qui a fondé un monastère à Marseille. Ce Jean Cassien avait été vivre plusieurs années auprès des Pères du désert, et il avait fait connaître cette doctrine orientale en Occident. Saint Benoît, au début du VIe siècle, connaissait les écrits de Cassien et les recommandait à ses moines. Grégoire le Grand, rédacteur de la vie de Saint Benoît, connaît évidemment aussi très bien les écrits de Cassien. Cassien est totalement fidèle à la tradition des huit mauvaises pensées, il ne fait pratiquement que copier et traduire Évagre en latin. En revanche, Grégoire le Grand se distingue. Alors qu’il connaît très bien Cassien qu’il cite littéralement, il change cette doctrine et cela va avoir une influence majeure pour l'avenir. Grégoire enlève l’acédie de la liste des mauvaises pensées ou péchés capitaux. Pourtant, la description qu’il fait de la tristesse montre qu’en réalité, il intègre complètement l’acédie dans la tristesse.
Cassien avait bien montré que ces fameuses huit mauvaises pensées n’étaient pas forcément d’une gravité extrême, mais que leur caractère redoutable était qu'elles en entraînaient d’autres
Par exemple : la gourmandise n’est pas très grave, en soi, mais c'est une porte ouverte sur d'autres péchés, ou un peu comme le cheval de Troie qui cache les ennemis à l'intérieur : quand une mauvaise pensée entre en nous, elle s'ouvre et fait sortir d'elle toutes sortes d’autres péchés que l’on n'aurait pas soupçonnés et qui vont commencer à faire des ravages en nous. Cassien avait exprimé que chacune de ces huit mauvaises pensées avait des satellites qu’il appelle des « filles », c'est-à-dire une descendance, une progéniture. Grégoire le Grand va garder cette idée de progéniture pour chacun des péchés capitaux. Or, il apparaît clairement que la progéniture qu'il attribue à la tristesse correspond à celle que Cassien attribuait à l’acédie. Disons, pour résumer, que l'important à retenir, c’est que Grégoire le Grand supprime l’acédie de la liste des péchés capitaux.
Pendant quelques siècles, il y a donc deux listes parallèles : sept chez les fidèles, et huit chez les moines
Il va donc y avoir, pendant quelques siècles, jusqu’à Hugues de Saint Victor et surtout saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, deux listes parallèles : la liste des simples fidèles, qui est la liste de Grégoire le Grand avec sept péchés ; et la liste des moines, avec huit mauvaises pensées ; en effet, l’acédie étant le péché monastique par excellence, les moines ne pouvaient se résoudre à la supprimer. On va donc avoir deux listes qui, pendant quelques siècles, vont persister en parallèle.
Finalement, saint Thomas d’Aquin solutionnera les choses en réintégrant l’acédie dans la liste des péchés capitaux, à la place de la tristesse
C’est saint Thomas d’Aquin qui va trancher : il va fixer un septénaire de péchés où l’acédie va réapparaître et prendre le pas sur la tristesse. Il n’y aura plus la tristesse dans nos péchés capitaux, mais il y aura l’acédie. Et la vanité, la vaine gloire, va être remplacée par l’envie comme déjà Grégoire le Grand l’avait proposé. Ainsi, on peut dire qu’à la fin du Moyen Âge, un nouveau septénaire est fixé, qui comporte l'acédie. La liste des péchés capitaux se fixe et saint Thomas d’Aquin va développer une très intéressante doctrine de l’acédie : neuf siècles après Évagre, il propose une doctrine à la fois originale et en profonde harmonie avec la tradition du désert. Disons, tout d'abord, que saint Thomas d’Aquin donne deux définitions de l’acédie.
1°/ La première définition de l’acédie que donne saint Thomas d’Aquin, c’est « une tristesse de Dieu » : elle nous fait nous attrister de ce qui devrait pourtant être notre plus grande joie
Saint Thomas d’Aquin fait de l'acédie un péché contre la charité, la plus éminente de toutes les vertus. Cela nous montre déjà à quel point l’acédie est un mal redoutable ; et il en fait un péché contre la joie qui est, pour lui, le premier fruit de la charité. La charité, en effet, produit la joie, gaudium en latin ; l’acédie va être opposée à cette joie. Avec beaucoup de finesse, saint Thomas d’Aquin se demande : « Comment est-il possible de nous attrister de Dieu ? ». En effet, la charité provoque de la joie, car Dieu nous a créés pour participer à sa propre vie divine ; il nous a rendus capables de quelque chose qui était, de soi, totalement hors de notre portée. Par pure grâce, Dieu nous a rendus capables de participer à sa propre vie, ce qui est pour nous le summum du bonheur puisque, pour saint Thomas d’Aquin comme pour toute la tradition avant l’époque moderne, ce qui importe, c’est le bonheur : à partir du sermon sur la montagne, et des béatitudes en particulier, le Christ nous donne un message de bonheur et ce message de bonheur consiste ultimement dans la participation à la vie divine ; or, dès ici-bas, nous allons pouvoir anticiper, par notre vie, ce qui nous attend dans la vie éternelle.
Comment est-il possible de nous attrister de ce qui devrait être le summum de notre joie ?
Paradoxalement, dit saint Thomas, cela est possible parce que, pour participer à la vie de Dieu, pour vivre dès ici-bas dans la foi avec le Seigneur, nous devons renoncer à un certain nombre de choses, d’éléments, de biens qui semblent plus concrets, plus sensibles ; la vie divine peut donc, de temps en temps, sembler très abstraite, et on risque alors d’être beaucoup plus affecté par ce à quoi on renonce, plutôt que par le bonheur futur qui nous attend. C’est une considération psychologique très fine ; on voit très bien que, de temps en temps, le combat spirituel, l’ascèse, le renoncement, la fidélité à notre engagement, la vie de prière, la pénitence, la charité fraternelle peuvent ne pas complètement satisfaire notre sensibilité et provoquer en nous une certaine tristesse, alors que ce devrait être le summum de la joie. C’est la première dimension : s’attrister de ce qui devrait faire le summum de notre joie, s’attrister de Dieu.
2°/ La deuxième définition que saint Thomas d’Aquin nous donne, c'est que l’acédie est un « dégoût de l’action »
Il faut bien comprendre que, pour saint Thomas, l’action est ce par quoi on s’approche de la béatitude, du bonheur parfait ; pour lui, le bonheur parfait n’est pas un repos (même si on chante « requiem aeternam » aux messes des défunts), c’est une action, c’est l’acte parfait de notre vie ; on sera actif dans la vie éternelle. Donc notre agir ici-bas correspond un peu à une marche : nos actes bons nous rapprochent de cet acte parfait, et nos actes mauvais nous en éloignent. Dès ici-bas, nous anticipons cette vie éternelle par notre action.
Comment ce dégoût de l’action est-il possible ?
Au cœur de notre agir se trouve une vertu, la charité, qui est à la fois une vertu infuse (un don de Dieu) et une vertu active (nous avons le devoir de la faire fructifier, de la cultiver). Cette charité nous meut de l’intérieur : l’Esprit Saint présent en nous nous meut de l’intérieur, avec un immense respect de notre personnalité, de notre tempérament, de ce que nous sommes ; et donc notre agir, même le plus banal, quand on fait quelque chose de très simple, nous permet d’atteindre Dieu, car la charité est ce qui nous relie à Dieu. Notre agir ici-bas, grâce à la charité, nous permet d’être immédiatement en contact avec Dieu, quelle que soit la dignité extérieure de notre agir. Il n’y a pas besoin de faire de grandes choses pour cela.
L’acte le plus simple, à partir du moment où il est imprégné, modelé, traversé par la charité, devient capable d'atteindre la vie éternelle, de nous engager pour la vie éternelle
En ce sens-là, l’acédie est péché contre la charité, car elle va couper ce dynamisme intérieur en faisant que notre agir ne va plus avoir de but, de sens, de direction, et ne va plus atteindre la vie éternelle. Cela va nous donner l’impression que notre agir est comme paralysé, comme stoppé dans son élan. L’acédie va faire en sorte que notre agir va devenir coupé de la vie éternelle. On voit ainsi comment les deux définitions se rejoignent : lorsque notre agir n’est plus informé par la charité, lorsque nous ne sommes plus en relation avec Dieu, nous risquons de sombrer dans cette tristesse mortifère qui risque de nous faire prendre un chemin de traverse et nous faire fuir le combat spirituel, fuir notre état de vie, notre engagement.
Saint Thomas nous donne cependant un remède définitif contre l’acédie : c’est l'Incarnation et son mystère
On trouve ce remède, non pas dans la Somme Théologique, mais dans la Somme contre les Gentils que Saint Thomas d’Aquin a rédigée au préalable. Il nous dit que le remède à l’acédie, c’est l’Incarnation du Fils de Dieu, le mystère de l’Incarnation. C’est un très beau passage : l’homme qui sent en lui une aspiration à l’absolu, à l’infini, sait qu’il est fait pour participer à la vie de Dieu, mais il ressent, en même temps, une incapacité radicale à atteindre ce but par ses propres forces ; comme il n’y arrive pas, il est totalement tiraillé par une sorte de hiatus énorme entre ce pour quoi il est fait et ce dont il est capable. Cela provoque en lui une acédie, un désespoir d’atteindre la béatitude ; c'est, pour saint Thomas, le fameux péché contre l’Esprit Saint : c’est finalement désespérer de la miséricorde, désespérer de pouvoir atteindre la béatitude.
Face au désespoir, l’homme peut tomber dans ce que saint Thomas appelle « une béatitude bestiale » (bestialem beatitudinem), c’est-à-dire que l’homme va trouver son bonheur dans des choses immédiatement atteignables
Il n’y a plus de polarisation sur le bonheur avec Dieu, mais il y a une espèce d’attirance pour ce qui est immédiatement à notre portée, pour ce qui nous semble davantage atteignable. L'homme va donc rabaisser l’objet de son désir et se contenter de choses uniquement à sa portée. Que va donc provoquer l’Incarnation du Fils de Dieu ? Puisque le Christ est totalement Dieu et totalement homme, il va pouvoir, en sa propre personne, refaire le pont – c’est la définition du grand prêtre, Pontifex, « celui qui fait le pont » - entre l’humanité et la divinité et il va nous rendre capables de pouvoir atteindre ce pour quoi nous sommes faits mais que nous sommes incapables d’atteindre par nos propres forces.
Dieu, en devenant homme, nous rend capable d’atteindre ce pour quoi nous sommes faits
C’est la parabole de la brebis perdue que reprendra, un peu plus tard, avec l'image de l'ascenseur, la petite Thérèse : Dieu abandonne dans la montagne les 99 brebis qui, selon la Tradition, sont les anges ; il va aller chercher la centième brebis, qui est l’humanité complètement perdue dans son bourbier, dans sa boue. Il va donc quitter le Ciel, descendre sur la terre et, quand il aura retrouvé cette humanité, il va la prendre sur ses épaules, il va la revêtir, il va devenir homme lui-même et, en portant l’humanité sur ses épaules, il va la ramener lui-même au troupeau. Le pasteur, une fois qu’il arrive près de la brebis perdue et blessée, ne commence pas par la fouetter, par la frapper pour qu’elle remonte toute seule dans la montagne : elle en est absolument incapable ! C’est lui-même, le pasteur, qui la ramène au troupeau. Cette parabole nous montre que l’Incarnation nous délivre définitivement et délibérément de l’acédie : en effet, ce à quoi nous aspirons au plus profond de notre être et que pourtant, en même temps, nous expérimentons comme impossible à atteindre par nos seules forces, le Fils de Dieu, en devenant l'un de nous, nous en fait don.
L’Incarnation nous rend l’espoir d’être sauvés, ce qui est le contraire de l’acédie, puisque l’acédie, c’est ne plus croire en son salut
Quelle est notre part à nous ? Saint Thomas d’Aquin nous dit : nous ne sommes pas à l’origine du salut, mais Dieu, par un surcroît d’amour, n’a pas voulu que nous soyons étrangers à notre salut. Il donne une très belle image pour expliquer ce que les théologiens appellent le « mérite », et qui est notre participation au salut : imaginons un médicament qui est placé très haut sur une étagère et dont un petit enfant a besoin pour être sauvé. Cet enfant est tellement petit qu'il lui est absolument impossible d’atteindre ce remède. Sa maman, elle, a la capacité de l’atteindre ; elle va donc donner le remède à l’enfant ; mais elle a deux possibilités pour le faire : soit elle le donne à l’enfant directement (en cela, elle manifeste beaucoup d’amour), soit elle prend l’enfant dans ses bras pour qu’il prenne lui-même le remède (en cela, elle manifeste encore plus d’amour car elle va faire en sorte que l’enfant prenne lui-même le remède qu'en réalité elle donne elle-même : l’enfant va avoir comme l’illusion de participer de façon personnelle à cela. Voilà ce que Dieu fait avec nous. Il nous aime tellement qu'il veut que nous participions au salut qu'il nous donne Lui-même !
Dieu nous aime tellement qu’il n’a pas voulu nous sauver sans que nous y participions
Telle est notre part à nous : accueillir ce salut et faire tout notre possible pour y répondre, en étant bien conscients que, laissés à nos propres forces, nous en sommes absolument incapables. Donc le salut est totalement de Dieu. Par amour - et non parce qu’il serait méchant -, par surcroît d’amour, Dieu ne veut pas que nous soyons sauvés sans notre propre participation. C'est ainsi que le remède à l'acédie est donné de façon définitive par l’Incarnation. Notre part à nous, désormais, c’est d’accueillir ce salut. Dans notre combat quotidien, si nous sommes honnêtes, nous nous apercevons qu’il y a beaucoup d’orgueil. Quand nous tombons dans la désespérance, lorsque nous voulons fuir notre état de vie, sortir de notre demeure avec toutes sortes de prétextes aussi fallacieux les uns que les autres, c’est parce que, fondamentalement, nous comptons trop sur nos propres forces.
La solution est de se laisser faire, de lâcher prise, de laisser le Seigneur et sa miséricorde venir nous rejoindre
C’est vraiment Lui, Jésus Christ, qui va nous remonter vers la maison du Père, mais cela ne se fera pas sans notre participation qui est, au moins, de laisser le Christ revivre en nous. Voilà le remède.
Il reste deux points à développer : pourquoi l’acédie a-t-elle complètement disparue à l’époque moderne, alors qu’elle est une pièce maîtresse de la doctrine spirituelle de Saint Thomas d’Aquin ?
La raison en est qu’un siècle après Saint Thomas d’Aquin, avec Guillaume d’Ockham, le fondateur du nominalisme, nous avons une nouvelle conception de la liberté qui arrive : la liberté dite d’indifférence. Selon cette conception de la liberté, l’homme n’a pas d’attirance prépondérante pour le bien, il est totalement indifférent au bien ou au mal. Pour pouvoir choisir, il a besoin de la loi – donc d’un élément extérieur à lui – qui vient lui dire : « Tu dois faire cela ». Selon cette conception, telle action est bonne parce que la loi la demande. Alors que, pour toute la Tradition, la loi était au service du bien : si la loi me demandait telle action, c'est parce qu'elle était bonne. On voit le changement radical de perspective !
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6.
L’époque moderne a oublié l’acédie parce qu’elle est devenu légaliste et qu’elle a perdu l’amour de Dieu et le dynamisme de sa recherche. Pourtant, on peut dire que l'acédie est, d'une certaine manière, le mal de notre temps. L’acédie est née dans le monde monastique, mais ce mal n’est pas réservé aux moines, loin de là ! Nos sociétés sont profondément acédiaques : quand on n’arrive plus à vivre la vocation divine, on se tourne naturellement vers ce qui est attirant et atteignable, on rabaisse l’objet de son désir et on est incapable de tenir ses engagements, comme les hommes et femmes de notre temps.
Avec Guillaume d’Ockham, tout change : désormais, le bien est défini non en lui-même mais à partir d'une correspondance avec la loi établie, quelle que soit cette loi
C’est un changement absolument radical même si, dans la pratique, cela ne change pas grand-chose dans un premier temps. En effet, la loi dont parle Ockham est la loi de Dieu, le Décalogue. On va donc continuer à pratiquer la Loi de Dieu. Mais on ne le fait plus pour les mêmes raisons : désormais, on pratique la loi de Dieu parce que Dieu l'a promulguée ; auparavant, on pratiquait la loi parce qu'elle était bonne, et c'était pour cela que Dieu l'avait promulguée. Quelle différence ! Avec le temps, les choses vont changer petit à petit : la loi qui est le critère du bien ne sera plus la loi de Dieu, mais, avec le positivisme de l'époque moderne, ce sera la loi des hommes ; puis, finalement, à l'époque post-moderne, ce sera la loi du consensus (on se met autour d’une table et on décide ce qui est bien ou mal). Ainsi, on aboutit à ce changement majeur : « c'est bien parce que la loi le demande », alors qu'auparavant, on avait : « la loi le demande, parce que c'est bien ». La conséquence de ce légalisme, c'est que, désormais, la morale chrétienne ne va plus s'intéresser qu'au minimum requis pour être en règle.
Désormais, on cherche seulement à être en règle ; on perd le dynamisme de la recherche de Dieu et de la sainteté. Du coup, l’acédie n’est plus comprise et on l’oublie
Tout le dynamisme de la rencontre avec Dieu, de la perfection de la charité n’a plus de place dans ce nouveau système ; l’acédie – qui était cette paralysie du dynamisme de l’agir à la rencontre de Dieu – n’a plus lieu d’être ; le mot même d'« acédie » va disparaître et va être remplacé par deux autres notions : dans le domaine de la littérature, l'acédie sera remplacée par la « mélancolie », c’est-à-dire une espèce de complaisance dans la tristesse, dans le spleen (dans la période romantique, l’éloge du cafard) ; dans le domaine moral, l'acédie sera remplacée par la « paresse ». On voit comment ces deux notions, mélancolie et paresse, sont très réductrices par rapport à la densité de sens que comportait l'acédie.
Finalement, la mélancolie et la paresse ne sont que la déviation des deux définitions de saint Thomas dans un cadre où Dieu n'est plus au centre
Si on oublie la référence à Dieu et le dynamisme spirituel, la tristesse va devenir « mélancolie » , et la paralysie de l’agir va devenir simple « paresse ». Voilà pourquoi, jusqu’à une époque récente, on avait la paresse dans la liste des péchés capitaux ; et voilà pourquoi on trouvera, en littérature, une espèce de complaisance dans la mélancolie, le cafard, qui n'est qu'un reliquat extérieur de l’acédie.
Il faudra attendre ces dernières années pour que le Catéchisme de l’Église catholique remette, il y a un peu plus de vingt ans, l’acédie dans la liste des péchés capitaux.
À l’époque moderne (XIXe siècle..), on va parfois garder le mot « acédie », mais on va la concevoir simplement comme une distraction dans la prière, ce qui est très réducteur par rapport au sens plénier que lui donnait saint Thomas, c’est-à-dire le péché contre l’Esprit, quelque chose qui vient briser de façon radicale et très périlleuse notre salut éternel.
Dernière petite chose : si cette acédie est née dans le monde monastique, elle n’est pas réservée aux moines, loin de là !
L'acédie va pouvoir toucher tous les états de vie : la vie monastique, bien sûr, mais aussi la vie sacerdotale. Pensons aux prêtres surchargés, qui ont l'impression que leur ministère n'est pas fécond, qui n'ont que trois ou quatre personnes à la messe, qui ont du mal à persévérer dans leur état de vie, ou qui trouvent des compensations à leur solitude affective. Mais l'acédie peut aussi toucher les couples : la cellule monastique est vite transposable à la cellule conjugale ou familiale ! On va trouver toutes sortes de compensations possibles à l’extérieur, tous les bons prétextes pour s’engager dans sa paroisse, dans son travail, dans le sport, pour finalement fuir le lieu du combat qui est la vie conjugale ou familiale. Mais l'acédie peut aussi toucher les célibataires : pour eux, c'est sans doute l'impression de non fécondité qui va apparaître : ils peuvent avoir l’impression que leur vie n’a pas de sens. Il leur faut alors retrouver l’importance d’une fécondité spirituelle, qui dépasse la fécondité charnelle. Même si le célibat n'est pas choisi au départ, il leur faudra, un jour, entrer dans une démarche de consentement et de choix profond.
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7.
Le péché d’acédie est dangereux car il se cache et on le méconnaît. La vraie solution est une sortie de soi, un décentrement de soi-même. Voilà ce que sera notre vie dans l’éternité et c’est ce qui nous conduit à la vraie joie, dès maintenant.
Le mot de la fin est lié à la joie, car l’acédie est avant tout un péché contre la joie
Évagre avait bien dit que l’acédie, lorsqu’on était fidèle, se terminait par un état de joie. Saint Thomas d’Aquin a bien montré que l’acédie est un péché contre la joie. En réalité, la solution n’est pas de sortir extérieurement de son monastère, de sa cellule, de son couple, de sa vie de prêtre ; elle n’est pas de pousser les murs et de trouver des compensations en s’éparpillant, en se divertissant.
La vraie solution est une sortie de soi, un décentrement de soi-même
C’est cela, la joie : ne plus se regarder, être capable de s’ouvrir à l’autre, à Dieu. Tel est le changement radical : ce n’est plus une sortie extérieure, mais cela devient une « extase », une sortie de soi ; non pas un moment d’ivresse, mais un radical décentrement de soi qui va être un critère qui ne trompe pas et qui va permettre, dans notre vie quotidienne, de retrouver ce bonheur anticipé dès ici-bas par la prière, par la foi, par les sacrements, par la vie de charité, par l’attention aux plus pauvres. Retrouver déjà ce vrai bonheur est possible, car la vie de Dieu est elle-même décentrement de soi. Dieu, en sa propre vie, n'est qu’altérité, ouverture ; chaque personne divine est totalement désappropriée d’elle-même et totalement ouverte aux deux autres.
Telle sera notre vie dans l’éternité.
Nous pouvons, dès à présent ici-bas, vivre ce bonheur qui sera notre vie éternelle, par un radical décentrement de nous et une désappropriation de nous-mêmes. Voilà le secret de la joie !
Quand on n’arrive plus à voir notre vocation à rejoindre Dieu, on se tourne alors vers ce qui est attirant et atteignable, on rabaisse notre objet de notre désir : c’est vraiment le monde moderne...
Comme je l'indique en sous-titre de mon dernier livre, Le démon de midi, l’acédie, est « le mal obscur de notre temps ». Pourquoi « le mal obscur » ? Parce que le propre de l’acédie, c’est qu’on ne la voit pas. Comme le disait très finement Évagre, à midi on ne se méfie pas, donc on ne se rend pas compte qu’on est dans l’acédie. Et le propre de l’acédie, c’est qu’elle touche des personnes qui ne se rendent pas compte qu’elles sont touchées. C’est son côté redoutable : des petites infidélités toutes simples, au départ, nous conduisent petit à petit très loin. Je pense que c’est le mal de notre temps
Nous sommes tous dans une société acédiaque, dans un monde pris par l’acédie avec l’incapacité de tenir les engagements
C’est le zapping permanent : on passe son temps à passer d’un truc à l’autre, on ne persévère plus, on ne finit pas ce qu’on a commencé, on est dans une recherche effrénée de sensationnel, de nouveauté... Et on a du mal à retrouver la nouveauté de la Parole de Dieu, la nouveauté de l’annonce de ce Dieu qui nous déconcertera toujours. Ce Dieu-là est vraiment nouveau. Il est la vraie nouveauté, il est le secret de notre joie !
Bénédictin, Père Abbé de Saint-Wandrille (Seine-Maritime) - Docteur en théologie (Latran)
Thèse sur l'acédie
Documents de référence
« L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit de prières, il vit de foi, d’adoration et d’amour. » (saint curé d’Ars)
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commentaires
postés
J'ai ouvert un peu par hasard ( non il n existe pas) ; providentiellement; je comprends ce soir pourquoi je suis tjrs triste malgré une vie de foi ,un service ds l'Eglise pourtant, oui au lieux de regarder Jésus Homme Dieu je me regarde moi-même. Merci 40 jrs me sont, nous sont offerts pour se LAISSER ramener par Jésus dans le Coeur de la Sainte TRINITE qui est Amour et y rejoindre la "petite" Thérèse et tous les saints Merci, merci et que le Seigneur vous bénisse et chaque homme .Denise
Est-ce qu'on peut poser des questions ?
Merci Père Abbé pour ces écrits denses, nourrissants et lumineux. Bon temps de Carême à vous et à toute l'Abbaye Saint Wandrille. Pauline (Dijon)
Savez-vous où trouver ce recueil pour pratiquer la méthode "antirrhêtique"? Merci !
Eureka...il y a deux jours j'avais ce mot à la bouche..."acédie" sans en connaître les détails précis, soupçonnant d'être la raison de mes souffrances...Epouse et mère et de surcroît femme au foyer, j'en suis touchée au plus au point...j'adhère à 1000 pour 100 à votre article...après 2 retraites de couple, je priais pour demander à Dieu la joie ( hier encore dans mes prières d'intercession en communauté) et cela, sans non plus savoir que l'acédie était ce poison "rabat-joie". Merci pour l'audace de vos mots: la vérité quoi!..reste à présent à mettre en pratique ce remède... ...comprendre ou connaître sa maladie n'est ce pas un début de guérison! J'ai hâte de lire votre livre ..Gloire à Dieu, cet article tombe à point nommé..et ma prière est déjà exaucée :j 'ai eu une grande joie en vous lisant. Soyez bénis! Simplement " Merci".
Votre exposé est lumineux et m'a fait voir beaucoup d aspects qui me posaient questions sans trouver les solutions clairement.
Un grand merci pour votre exposé, il est éclairant, il fait lumière sut tous les aspects du mal de la condition humaine qui dans un monde sans D. apparait sans fard. Le démon de midi, la liberté d'indifférence, l'orgueil tous les ingrédients y sont. l'Acédie dont je suis frappée, avez-vous publié votre thèse, j'aimerais me la procurer. MERCI