Il y a des situations où la guerre juste est légitime et beaucoup de penseurs l’ont théorisée : saint Thomas d’Aquin enseigne qu’elle ne peut être envisageable que si elle est décidée par l’autorité légitime, pour défendre une juste cause, avec une intention droite ; la conduite de la guerre doit aussi respecter les principes de discrimination (respect et défense des populations civiles) et de proportionnalité dans l’usage de la force. Quoi qu’il en soit, la décision de la guerre est lourde de conséquence : elle relève de la vertu de prudence et engage la conscience, car ceux qui s’y livrent auront à en répondre devant Dieu.
Saint Thomas d’Aquin définit la guerre juste dans le traité « De la Charité » de sa Somme théologique.
Selon son enseignement[1], qui résume la doctrine traditionnelle, la guerre est un péché qui s’oppose à la charité, à l’amour du prochain, à l’amour que les groupes humains doivent avoir les uns pour les autres. La guerre ne peut être juste qu’à trois conditions :
- Il faut qu’elle soit décidée par l’autorité légitime (pas de guerre privée).
- Il faut qu’elle défende une juste cause, c’est-à-dire vise à corriger un tort très grave, réellement causé au bien commun.
- Il faut qu’elle soit menée avec une intention droite.
De très nombreux auteurs ont disserté sur la guerre juste : Cicéron, saint Augustin, Vitoria, Suarez, Luther, Érasme[2]. Pratiquement toutes les civilisations en ont parlé[3].
La guerre juste doit être décidée par une autorité légitime
Selon le droit international, aujourd’hui, il n’y a qu’une seule autorité légitime en la matière : le Conseil de Sécurité de l’ONU (CS). Toute guerre sans son aval est une guerre d’agression. Mais cela n’a pas empêché les Américains d’aller en Irak sans mandat du CS sous le président Bush II et plusieurs nations de les y accompagner. Le droit international fonctionne davantage comme un idéal international que comme un droit ou une constitution.
Quand il y a opposition entre grandes puissances, le conflit porte précisément sur le point de savoir qui détient de fait le pouvoir constituant mondial, et qui peut prétendre le détenir légitimement et le CS n’est en fait alors qu’un utile forum de discussion, mais non une instance de décision. C’est parce qu’il est absurde de prétendre résoudre une telle question par ce genre de discussion que l’autorité légitime est de fait l’autorité nationale, si la nation est assez puissante. Ce qui est important, au point de vue de la doctrine, c’est qu’il ne doit pas y avoir de guerre privée.
Dans une époque marquée par l’individualisme et la privatisation, il n’est pas inutile de rappeler cet enseignement : on ne peut pas faire de la guerre sa guerre à soi, y entrer de sa propre autorité, ni pour des motifs personnels.
La guerre juste ne peut se justifier que lorsque le bien commun est gravement en cause
Il faut une juste cause et il faut la servir avec une intention droite : il faut agir pour rétablir le bien commun et non par motif personnel : la haine, l’amour du sport, la vengeance, et des motifs de ce genre ne peuvent convenir.
La guerre juste s’oppose à la guerre injuste. Sans excuser ni justifier l’agresseur, il n’est pas toujours facile de dire où est la justice, car il est rare que l’agresseur se pense injuste et que les torts ne soient pas un peu partagés. De plus, très souvent, l’agresseur a peur d’être agressé et prend les devants. Etait-il fondé à avoir peur ? Relativement à quels intérêts ? Est-il tombé dans le piège d’une provocation ? Et ainsi, qui est réellement l’agresseur ?
De plus, chaque guerre donne lieu à des plaidoiries politiques. Tout, y compris mettre à feu et à sang une région pour y contrôler des puits de pétrole, peut être rationalisé – la rationalisation est possible pour tout –, mais cela ne signifie pas qu’un juge équitable se satisferait de ces arguments.
Un accord sur ces sujets suppose l’établissement d’un concept commun de justice. Malheureusement, bien que nous ayons tous cette grande idée, ce sont précisément sa définition précise et sa fondation rigoureuse qui sont parfois les enjeux du conflit.
Il faut aussi se comporter en guerre de façon juste, en respectant les deux grands principes de discrimination et de proportionnalité
Il faut obéir aux lois qui régissent l’entrée en guerre, mais aussi le déroulement des hostilités, ce qui suppose de respecter deux grands principes : discrimination et proportionnalité.
Discrimination : il faut distinguer combattants et non combattants. Cela introduit des dilemmes moraux. Par exemple, certains types d’armement comme des explosifs à très petit rayon d’action ne font pas de dommages collatéraux, mais brûlent vif le combattant adverse. Est-ce un progrès ? D’autre part, un adversaire technologiquement inférieur pourra se poster au milieu des non-combattants, le but recherché étant précisément que son adversaire fasse le maximum de victimes civiles, afin de médiatiser les images.
Proportionnalité : l’idée est de ne pas écraser une mouche avec une massue. L’usage de la force doit rester maîtrisé. Il ne faut pas faire à l’adversaire plus de mal qu’il n’est nécessaire. En réalité, c’est au départ le principe de nécessité (ce qui est indispensable à l’atteinte d’un objectif militaire légitime) qui détermine ce qui est moyen proportionné de cette fin nécessaire, puis le niveau acceptable des effets non voulus mais inévitables ; inversement, un jugement sur l’impossibilité d’une proportionnalité à ces deux points de vue conduit à réexaminer la question de savoir si l’atteinte de cet objectif est vraiment indispensable. Ces appréciations ne relèvent évidemment pas de l’exactitude mathématique.
Suite à l’urbanisation de la planète, les guerres ont tendance à devenir des guerres urbaines. Dans le passé, il y avait 9 militaires tués pour 1 civil tué. Aujourd’hui c’est la proportion inverse.
La combinaison de cette urbanisation, de la technologie et des tactiques terroristes rend particulièrement difficile le jugement moral sur ces sujets[4].
Certaines guerres étaient assez clairement des guerres justes. Parfois, c’est plus difficile à juger
Il y a des cas relativement clairs :
- la première croisade, débute en 1096. Elle conduit à la prise de Jérusalem en 1099. Elle a été prêchée par le Pape Urbain II au concile de Clermont en 1095. Les Turcs avaient interdit le pèlerinage de Jérusalem, exterminé la population de Jérusalem, et généralement soumis les populations chrétiennes du Moyen-Orient, encore majoritaires en ce temps-là, à une situation misérable. L’action du pouvoir turc ressemblait d’assez près à celle de l’État islamique aujourd’hui, en Syrie, en Irak ou en Lybie. Pour imaginer la réaction de l’Occident d’alors, il faut imaginer celle qui serait du monde musulman, si les Américains s’emparaient de la Mecque, interdisaient le pèlerinage, massacraient et asservissaient les populations musulmanes locales. À l’époque on ne parlait pas de croisade (terme qui date du XVIIIe siècle) mais de pèlerinage.
- le régime nazi, particulièrement affreux et impérialiste, fait aussi partie des fléaux auxquels on voit mal comment on pourrait envisager de se soumettre et auxquels ne pas opposer toute la force armée.
Ceci dit, il faut manier la théorie de la guerre juste avec précaution, car il est aisé d’en abuser pour justifier en apparence n’importe quoi. En outre, dans le contexte moderne, avec tous les dégâts potentiels des armes actuelles, la décision doit être encore plus prudente et mûrie.
L’invasion allemande de la Tchécoslovaquie en mars 1939 n’était pas justifiable. Mais, si les Tchèques avaient eu la bombe atomique à ce moment-là, aurait-il été justifié de leur part d’en faire usage ? Car Berlin aurait riposté, il n’y aurait plus eu de Tchèques ni de Slovaques, alors qu’ils sont sortis de la tourmente et sont toujours là.
Résistance ou soumission ? Parfois, il est plus équitable de subir l’injustice que de ne pas l’accepter. Toutefois, en règle générale, il faut défendre la justice. Une personne privée peut choisir de ne pas se défendre personnellement, mais un dirigeant ne peut pas imposer ce genre d’attitude à un peuple entier.
Dans une société médiatique, il faut se garder de diaboliser rapidement
La guerre prend souvent aujourd’hui une tournure médiatique : il s’agit de produire des images et de discréditer une cause ; il est facile d’entraîner à la guerre quand l’autre est présenté comme le diable, coupable d’atrocités.
Cela crée des problèmes moraux important : il faut se méfier des manipulations, résister aux mouvements de foules à cervelle d’oiseau.
La décision de la guerre est toujours une décision prudentielle
La guerre juste ne peut être déclenchée qu’à condition de présenter une chance raisonnable de succès, en dernier recours et après mûre délibération. Le dirigeant politique décide en conscience. Il estime juste de faire la guerre : il s’est trompé ou pas, mais il prend sa décision et, à la fin, il portera son âme devant Dieu. Il en va de la décision d’entrée en guerre comme de toute décision grave qu’on prend dans la vie. Nous n’avons jamais un temps infini pour délibérer et toute décision comporte une prise de risque. Il n’y a aucune décision politique plus lourde et plus grave que la décision d’entrer en guerre.
[1] Somme théologique, IIa-IIae, Question 40.
[2] Gregory M. Reichberg, Henryk Syse, Endre Begby, The Ethics of War. Classic and Contemporary Reading, Blackwell, 2006.
[3] Paul Robinson (éd.), Just war in Comparative Perspective, Ashgate, 2003.
[4] Asa Kasher & Amos Yadlin, The Military Ethics of Fighting Terror: Principles. http://link.springer.com/article/10.1007/s11406-006-9000-5/fulltext.html ; Michael L. Gross, Moral Dilemmas of Modern War : Torture, Assassination, and Blackmail in an Age of Asymmetric Conflict, Cambridge University Press, 2010.
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Pierre Dohet
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Je suis tout à fait d'accord avec Stan et Bernard ; je ne pense pas qu'il faille que cette décision soit prise obligatoirement par une autorité légitime. Cette dernière peut être motivée par des intérêts qui ne vont pas dans l'ordre du bien commun, ce qui peut être le cas de groupes civils motivés en raison et organisés en réponse à une agression, ce qui est pour moi légitime et donc justifié en raison (juste).
Article très fouillé. Il envisage probablement la plupart des aspects de la question, sinon tous, et mérite d'être conservé en référence.
Merci pour votre article fort intéressant. Je voudrais néanmoins apporter un léger bémol sur un principe que je trouve contestable dans la manière de faire la guerre dès lors qu'elle est décidée. Le principe de proportionnalité me semble contestable. L'expérience prouve que l'application de ce principe conduit souvent à ne pas régler le conflit ou à le faire durer inutilement, avec les dégâts supplémentaires (inutiles et finalement beaucoup plus coûteux) que cela représente. Je pense au contraire que plus un conflit est réglé rapidement, mieux cela vaut pour tous les belligérants. Et pour revenir à votre exemple de la mouche, si l'on applique le principe de la proportionnalité, j'en déduis que pour écraser une mouche d'environ 0,5 cm2, il faudrait une tapette de...disons 1 cm2 tout au plus. Je ne crois pas que ce soit la meilleure façon de régler le cas, et personnellement je préconise plutôt la tapette de 200 cm2, c'est plus efficace et plus rapide et on peut ensuite passer à autre chose. Je pense que le devoir des autorités qui décident de faire la guerre est de la mener rapidement et efficacement, bien entendu dans un esprit de droiture comme vous l'exposez et non pas de façon sauvage ni en utilisant des moyens insensés et ignobles. Mais la proportionnalité en tant que telle est à mon sens une fausse bonne idée.
Votre article est très intéressant et éclairant.
Je me permets juste quelques remarques constructives :
Je pense qu'il faut rajouter 2 points clés qui ne sont pas assez développés :
- Une guerre ne peut être considérée comme juste que si elle est lancée avec des chances suffisantes de succès. A cet égard, on peut méditer le résumé que Jean SEVILLIA fait des 2 derniers siécles : "L'ardeur belliqueuse de la République Française n'a d'égal que son incompétence militaire".
- L'usage de la force ne peut être considéré comme légitime que s'il ne provoque des désordres et des dégâts pires que ceux qu'il est sensé éviter.
Ensuite, parmi les éléments évidemment subjectifs, et qui pourraient causer une guerre, vous en citez plusieurs et concluez : " l’autorité légitime est de fait l’autorité nationale"...
Or, je pense que l'autorité nationale n'est pas légitime par nature, et on peut (on doit) se poser régulièrement cette question.
Par exemple :
- La Révolution Française, lors de tous les massacres qu'elle a perpétrés de 1789 à 1800, était-elle légitime ? Si non, à quelle titre l'est-elle devenue ultérieurement ?
- Hitler est arrivé au pouvoir par une élection démocratique. Son autorité était-elle légitime ?
- Plus récemment, le peuple français a rejeté le projet de constitution européenne par référendum. Son gouvernement s'est empressé de le voter par voie parlementaire. Etait-il légitime ?
- L'élection présidentielle française de 2012 est constitutionnellement nulle du fait de la fausse déclaration fiscale du vainqueur l'année précédente. Reste-t-il un semblant d'autorité légitime ?
Ces dernières remarques sont à traiter au niveau philosophique et non au niveau politicien où ne doit pas se rabaisser notre réflexion.
Merci encore et à bientôt.