La loi de la Cité, expression de l’humanité de l’homme
Dans le monde grec de l’Antiquité, le nomos est la loi de la cité. Cette loi est extrêmement prestigieuse car elle organise la vie sociale, publique, politique des êtres humains. Grâce au nomos, l’homme est véritablement homme. Rappelons-nous en effet la définition qu’Aristote (384-322 av. J.-C.) donne de l’homme : « zoon politikon », « animal politique » (Politique I, 2). Or il n’y a pas de polis sans nomos, pas de Cité sans loi. A contrario un être sans loi, un anomos, serait réduit à un état infra-humain.
Le dilemme d’Antigone : loi écrite et loi non écrite
Est-ce à dire que tout l’être humain serait comme absorbé par le politique ? Que l’horizon de la Cité bornerait en quelque manière tous les dynamismes et questionnements de l’homme ? N’y a-t-il pas des cas de figure où une obligation morale entrerait en conflit avec la volonté du législateur humain, volonté déposée dans les lois écrites de la Cité ? C’est ce que thématise la tragédie grecque, dont les intrigues tournent souvent autour du conflit des devoirs. Ainsi, l’Antigone de Sophocle (495-406). Les deux frères d’Antigone, Étéocle et Polynice, se sont affrontés pour le pouvoir et se sont entretués. Polynice, le rebelle, est condamné à rester sans sépulture et être brûlé sur le bûcher. Mais, pour satisfaire aux devoirs de la piété envers son frère, Antigone se rebelle contre l’interdiction de sépulture portée par le roi Créon : « Je ne pense pas, lance-t-elle à son oncle, que tes décrets soient assez forts pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent pas d’aujourd’hui, ni d’hier, mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. » Antigone sait que l’homme doit obéir au nomos de sa Cité, mais elle a compris qu’il était en outre soumis à un nomos plus originel, une loi éternelle, immuable et non écrite, bref, une loi divine.
Les stoïciens : « une loi vraie, conforme à la nature, constante, éternelle »
Platon (428-348 av. J.-C.) et Aristote (384-322 av. J.-C.) vont reprendre l’idée des deux lois, une loi écrite par les hommes et une loi non écrite conforme à la nature, supérieure à la première. Mais ce sont les stoïciens qui réfléchiront le plus à la loi naturelle, étroitement liée à la raison. Selon cette école philosophique, le bonheur passe par l’accord entre la nature et la raison. Quelle raison ? Celle qui est présente à la fois dans le monde de la nature (phusis en grec) et dans l’âme de l’homme. Pour les stoïciens, en effet, la phusis n’est pas un agrégat matériel statique et irrationnel. La phusis est le mouvement même de l’être selon une raison quasi-divine, appelée logos. Imprimant son dynamisme à la nature prise comme un tout, le logos indique infailliblement à l’homme la direction qu’il doit donner à son agir, au point que les stoïciens utilisent nomos et logos presque comme des synonymes. On peut dire que le nomos naturel représente la gouvernance du monde par les dieux, c’est-à-dire la providence divine. Se révolter contre cette loi serait vain, irrationnel et en fin de compte contraire à la parenté que l’homme entretient avec la divinité. Cicéron (106-43 av. J.-C.) dira ainsi de la loi naturelle : « Elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses ; (...) qui ne lui obéira pas se fuira lui-même, et, n’ayant pas tenu compte de la nature de l’homme, il s’infligera par cela même les peines les plus grandes. »
L’Ancien Testament se réfère surtout à la loi de Moïse, qui ne concerne qu’Israël
Dans l’Ancien Testament, la loi aussi a un prestige immense puisqu’il s’agit de la loi de Moïse, le contrat de l’Alliance que Dieu a conclue avec Israël. Si Israël respecte cette loi, alors Dieu sera fidèle à l’Alliance et Israël possédera sa terre avec tous les bienfaits que Dieu lui a promis. Sinon, l’Alliance sera rompue et Israël, rejeté par Dieu, connaîtra l’épreuve de l’exil, ce qui arrivera notamment en 587 av. J.-C. avec l’exil à Babylone. Comme chez les stoïciens, la loi est une médiation permettant à l’homme de connaître et de mettre en œuvre la volonté divine. Mais il y a deux différences importantes. D’une part, le Dieu d’Israël n’est pas le logos des Grecs, immanent au monde naturel (panthéisme). C’est le Dieu Créateur de toutes choses, infiniment au-dessus de sa création et à côté duquel les dieux des païens s’évanouissent comme de la buée. D’autre part, la loi n’a pas été donnée à toute l’humanité, mais au seul peuple hébreu, comme signe de l’amour de prédilection de Dieu pour Israël. Ces deux différences expliquent que l’Ancien Testament ne parle pas explicitement de la loi naturelle. Cependant la méditation qu’il mène sur la sagesse, « enfantée avant que le monde ne soit » (Proverbes 8,25), n’est pas sans évoquer le logos stoïcien et elle prépare les grandes affirmations du Nouveau Testament sur le Christ, incarnation du logos de Dieu (cf. Jean 1,1.14).
Pour saint Paul, les païens qui obéissent à leur conscience accomplissent la volonté de Dieu
Saint Paul fera une claire allusion à la loi naturelle dans l’Épître aux Romains. Son but est alors de niveler le statut des juifs et des païens devant Dieu pour montrer que Jésus-Christ est le sauveur de tous les hommes, non seulement des païens qui n’ont pas la loi de Moïse, mais encore des juifs.
Paul affirme d’abord la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu, en dehors de la Révélation faite à Israël : « Ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux (les païens) manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Romains 1, 19-20). Malheureusement, la connaissance naturelle de Dieu a été pervertie par la méchanceté des hommes, de sorte que Dieu a dû donner une loi à Israël pour lutter contre l’idolâtrie. Mais même les païens ont gardé, à l’intime de leur conscience, une loi exprimant la volonté de Dieu. « Ces hommes, ajoute Paul, sans posséder de loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de loi. Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la loi est inscrite dans leur cœur, et leur conscience en témoigne » (Romains 2,14-15). Ils peuvent donc dépasser les juifs au strict plan de l’obéissance à Dieu, bien que cela ne suffise pas à les sauver car, sans le Christ, le péché sera toujours le plus fort.
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Voyez vous cher père, quand on étudie à fond le concept de loi naturelle, on en trouve plus de 20 acceptions. Comment concilier Antigone, la syndérèse de St Jérôme avec la loi naturelle instrumentalisée par un Marc Aurèle, un Ulpien ou un Gratien à des fins juridiques. La loi naturelle ne représente qu'une seule question dans la Somme Théologique de Thomas d'Aquin qui en comporte si je ne me trompe 512.Ce que vous attribuez à son "coup de génie" date de Platon + Aristote platonisé + Cicéron + Sénèque + la part stoïcienne de saint Paul + Isidore de Séville. De plus ( et je suis heureuse de m'adresser à un agrégé de mathématiques) il est très difficile d'admettre que la plupart des théologiens s'emparent de la notion de nature en la prétendant immuable sans faire l'effort de la décrypter scientifiquement. Vous risquez de placer les catholiques dociles à la merci d'une autre loi dite naturelle celle qui est en passe d'être imposée par la propagande chinoise ( le Tian Xia) ou par les certitudes multiples des madrasas. De tout coeur avec vous et avec ceux qui cherchent E. Dufourcq Ancien secrétaire d'Etat à la Recherche Voir L'Esprit d'Invention sous titre le Jeu et les pouvoirs. Odile Jacob; juin 2018
D'accord pour la Loi Naturelle, mais pas du tout sur ce qui est dit sur la contraception : les facteurs "naturels" régulant la démographie (famines, épidémies...) étant éradiqués dans le monde moderne, on va vers une démographie insupportable sur une planète aux dimensions limitées. Le cas de l'Afrique est particulièrement inquiétant... et ne pas tenir compte de cette aspect est proprement criminel. Concrètement, un chrétien qui va en Afrique pour soigner une population fait du bon travail, mais s'il ne lui donne pas également les moyens de désamorcer la "bombe démographique" on va vers la catastrophe (cas du Ruanda...). Cyr Descamps Un universitaire (préhistorien) qui a oeuvré au Sénégal pendant 40 ans