L’aumône ou le don, préoccupation chrétienne traditionnelle, garde son actualité, malgré la redistribution très élevée opérée par l’impôt dans nos sociétés. Chacun est responsable de l’ampleur de sa générosité mais la dîme (10% de nos revenus) donne un repère de base commode.
L’aumône, préoccupation chrétienne traditionnelle : ce que nous dit Saint Thomas d’Aquin sur l’aumône.
Après l’investissement, le don. Nous avons vu l’importance du don. Ce thème a fait l’objet de réflexions importantes dans la tradition chrétienne. Ainsi saint Thomas d’Aquin, que nous allons suivre ici. La question qu’il pose dans la II-II q32 qui traite de l’aumône, est : ‘que devons-nous donner ?’. L’article 6 nous dit que nous n’avons pas à donner au détriment de ce qui est ‘indispensable’, pour nous ou nos proches, sauf besoin public manifeste. Une telle nécessité se mesure en fonction de notre statut ou condition, ou de celui des personnes dont nous avons la charge ; mais évidemment ne peut pas être fixée a priori avec précision. Au vu d’un certain volume de dépenses, on peut toujours en ajouter ou retrancher de façon significative : on peut estimer pouvoir dépenser plus sans dépasser le nécessaire, ou inversement retrancher beaucoup et considérer cependant qu’il en reste assez pour vivre. Mais un examen honnête de cette question, dépendant, répétons-le, de notre statut ou insertion dans la société, est un préalable nécessaire. Tant qu’on reste en deçà de ce niveau on peut évidemment donner, mais sans que cela soit un devoir absolu ; étant entendu que celui qui donne de manière telle qu’il ne puisse plus vivre selon son statut et condition, agit de façon ‘désordonnée’. En d’autres termes, toujours selon Thomas, il faut déterminer en conscience le niveau de dépenses dont on a besoin pour vivre de manière qui soit appropriée à la position dont on a la responsabilité dans la société. On peut donc restreindre ce niveau, mais on n’est pas tenu de l’entamer ; et si on le comprime excessivement, on est coupable. Les seules exceptions à ce principe, c’est à dire les cas où l’on peut et doit donner beaucoup plus largement, outre évidemment les cas où on peut aisément récupérer ce qu’on donne ou s’accommoder du manque, ou si on n’a personne à notre charge ou dépendant de nos choix de dépense, concernent dit-il d’une part un changement de vie majeur comme l’entrée en religion, et d’autre part des besoins absolus, vitaux, et notamment de salut public.
L'imitation du don "du nécessaire" de la veuve de l’Évangile ne peut être exigé, comme l'enseigne Saint Thomas d'Aquin
On peut être tenté d’objecter le cas de la veuve de l’Evangile, fortement approuvée par Notre Seigneur par ce qu’elle a donné de son nécessaire (en fait ce qui lui permettait de vivre), et pas de son superflu comme les riches qui l’entouraient. Elle a donc en fait donné beaucoup plus qu’eux, même si son don était en valeur absolu minime (Mc 12 41). Mais saint Thomas a répondu sur ce point : un tel don ne peut être exigé. En outre il ne se justifierait pas si la veuve avait commis une sorte de suicide de fait, mourant de faim à la suite de ce don. En fait elle a donné en se privant fortement, mais sans remettre en cause sa survie : ce qui est très bien, mais ne peut être une norme, sauf si Dieu nous le demande. Cela ne doit pas impliquer de nuire gravement à quelqu’un qui dépend de nous, ou à nous-mêmes : ce peut être aussi dans un acte d’abandon total à Sa Providence, qui ne peut résulter que d’un appel tout à fait spécifique.
L'aumône est due au prochain
Quant aux destinataires, l’aumône doit être faite d’abord aux plus proches selon l’article 9, sous réserve toutefois de considérations de la qualité de qui reçoit (de sa sainteté dit-il) et de l’utilité sous l’angle du bien commun. Une telle aumône peut être abondante, comme le relève l’article 10, du moins du point de vue de celui qui donne. En revanche du point de vue de qui reçoit, on ne doit donner que s’il s’agit d’un vrai besoin, pas pour donner le superflu ; en effet il conviendrait alors à générosité identique de faire ce don à d’autres indigents. De façon plus précise il faut tenir compte dans son aumône ou dans l’aide apportée de la situation de la personne qui reçoit et de ses besoins : qui a vécu jusque là dans un contexte privilégié peut avoir plus de besoins qu’un autre, de même qui est plus âgé ou plus faible.
C'est un devoir de verser le superflu
Dans le même esprit Léon XIII précisait en synthèse dans Rerum novarum (19, 2 3 5 et 6) : « nul assurément n’est tenu de soulager le prochain ne prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les convenances ou la bienséance imposent à sa personne. Nul en effet ne doit vivre contrairement aux convenances. Mais dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité ou à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres… Quiconque a reçu de la divine bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».
Il est vital de donner, malgré la redistribution très élevée opérée par l’impôt dans nos sociétés
On pourrait objecter que de nos jours la redistribution étatique répond à la question. De fait dans une société comme la France, sur 1 euro supplémentaire gagné par un salarié très bien rémunéré, près des ¾ du coût marginal pour l’entreprise va à l’Etat et au système dit social ; on pourrait se demander s’il lui faut alors encore donner. Posée ainsi la question confond cependant deux plans distincts. Il est réel qu’avec un tel niveau de prélèvement ces sommes prélevées par le système public ont un effet massivement redistributif ; celui qui les paye, du moins à partir d’un certain niveau, n’en tire en effet aucun prestation supplémentaire. Il est réel aussi que cette redistribution est sans doute excessive, et d’une efficacité douteuse. Comme on l’a vu, autant en effet il va de soi dans une perspective chrétienne qu’il relève du Bien commun qu’on se soucie d’assurer la nourriture, le logement et les besoins immédiats de tous, et l’éducation de la population ; et de faire en sorte que chacun bénéficie de soins adéquats, autant on peut douter comme on l’a vu de l’efficacité de l’étatisation généralisée de ces services. Dans nos sociétés la redistribution est donc déjà considérable, et la ponction publique disproportionnée ; on ne peut cependant pas dire qu’elle soit concluante, ni en ce qui concerne la qualité de la société produite ni pour ce qui est du sort des plus démunis : le nombre et la marginalisation des exclus tendent en effet plutôt à augmenter.
Chacun doit faire un effort de réflexion sur ce qu'il a à faire
Quoi qu’il en soit cependant de la redistribution étatique, du point de vue de l’individu, un tel niveau est un fait : la société fonctionne ainsi. Dès lors, et tant que ce système subsiste, chacun doit considérer que les conditions dans lesquelles il gagne ou possède ce qu’il a sont celles-ci. Il ne saurait donc se dispenser d’un effort de réflexion sur ce qu’il a à faire, lui, compte tenu de ce que le système public fait, et bien entendu avec ce qui lui reste. Bien sûr on n’est pas dans la position de la personne aisée dans les sociétés anciennes qui savait que sans générosité de donateurs bénévoles, directement ou à travers l’Eglise, les miséreux n’étaient pris en charge par personne ; d’où d’ailleurs la formidable générosité des donateurs, notamment au Moyen Age. Nous savons que ce n’est plus le cas ; le système collectif assure vaille que vaille le gros des besoins.
Il faut penser à notre responsabilité et à ce qu'il est le plus utile d'aider
Mais que les pauvres aient à leur disposition une aide (plus ou moins efficace) ne nous dispense pas de réfléchir à l’usage de l’ensemble de nos dépenses, naturellement sous notre responsabilité exclusive, et cela en fonction de deux considérations. La première est celle de nos responsabilités et de notre rôle. Comme notre mérite dans les prélèvements publics obligatoires est par définition nul, il est nécessaire, si on veut appliquer les préceptes évangéliques, de faire nous-mêmes un effort additionnel ; c’est à dire en terme concrets de regarder ce que nous gagnons après toute fiscalité, et de donner une fraction de ce montant. Il n’est en effet pas dit dans les Evangiles de donner en regardant ce que fait l’Etat, mais de donner de ce que nous avons, en fonction des besoins que nous constatons. La seconde considération est justement celle de la relative inefficacité de l’action publique, notamment dans le cas des plus déshérités, des exclus, pour qui le problème principal est plus de la manière de s’occuper d’eux, que d’une augmentation des subventions bureaucratiques ; d’où l’utilité de financer les œuvres qui apportent ce soutien humain ; utilité évidemment aussi de financer tout ce qui a une signification religieuse, tout ce qui répand l’Evangile, ce que l’Etat laïc ne fait pas ; utilité enfin d’aider ces pauvres parmi les pauvres que sont les pauvres du Tiers-Monde.
Une autre objection possible est alors celle de l’océan de la misère du monde : comment espérer avoir un effet, sur le plan individuel, avec nos moyens minuscules ?
Et notamment si on prend en compte la misère extrême d’une partie encore considérable du Tiers-Monde. Mais là encore dans une perspective de foi il ne faut pas s’obnubiler sur ce décalage. D’abord, naturellement, rien ne justifie de nous désintéresser des pauvres parce qu’ils sont lointains, si nous savons sans le moindre doute qu’ils sont dans un grave besoin. D’un autre côté, il est vrai que nous devons d’abord faire ce que nous avons à faire là où nous sommes, en traitant les problèmes qui se posent concrètement à nous : ce n’est pas pour rien que les Evangiles parlent de notre ‘prochain’. Mais le prochain n’est pas uniquement celui qui nous est géographiquement proche : c’est aussi quelqu’un sur qui notre attention est manifestement attirée de façon particulière, parce que nous le rencontrons, ou parce que nous sentons un appel de la Providence en ce sens : c’est qu’alors un effort spécial nous est demandé.
Chacun est responsable de l’ampleur de sa générosité mais la dîme (10% de nos revenus) donne un repère commode.
Quelle fraction donner ? Cela dépend évidemment de chacun, de ses charges, de son rôle dans la vie, de ses talents, bref de sa vocation, de ce que Dieu lui demande. On sait que dans certaines vocations cela peut aller jusqu’à un don très large, voire total. C’est aussi ce que faisait la pauvre veuve de l’Evangile. Mais dans le cas de celui dont la vocation est de vivre dans le monde, peut-on donner une idée, au moins pour assurer un minimum ? Il me semble que l’Ecriture et la tradition (y compris la pratique de l’Eglise pendant des siècles) nous donnent justement une telle référence, qui est la dîme. Il conviendrait alors en bonne logique de donner au minimum le dixième de ce que l’on gagne vraiment, c’est à dire net de toute fiscalité. La dîme est dans nos revenus la ‘part’ minimale de Dieu, c’est à dire, si on se réfère aux deux commandements d’amour donnés par le Christ, ce qui est ‘pour Dieu’ et ce qui est pour les autres (les prêtres, les étrangers et les pauvres). Rappelons le texte du Deutéronome 14 : 28 : « La troisième année, tu mettras à part dans tes portes (dans la ville) un dixième de ce qui t’est né sur la période (on parle d’éleveurs) ; que viennent alors le Lévite, qui n’a pas de part ni de bien en commun avec toi, l’étranger, la veuve et l’orphelin qui sont dans tes portes ; ils mangeront et seront rassasiés ; afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans toutes les œuvres de tes mains ».
On peut par exemple calculer un dénominateur, qui est ce que l’on gagne après tout impôt direct et taxe, et un numérateur égal à ce que l’on donne vraiment ; et le rapport cible doit égaler 10 %. Bien entendu ceci peut être réduit en cas de dépenses incompressibles résultant manifestement d’un devoir d’état, notamment familial. Mais sous cette dernière réserve, des dons à ce niveau de dîme me paraissent avoir une priorité, y compris sur les considérations de niveaux de dépenses non vitales et résultant de notre position sociale, ou sur l’investissement.
Les déductions fiscales sont en plus de bons incitateurs ...
Une question se pose alors : dans la fiscalité française les dons sont déductibles aux 2/3 (et au ¾ à l’ISF pour certains dons). Faut-il alors même ne pas déduire fiscalement pour que ce soit de ‘purs’ dons ? Je pense que non, et qu’il est en soi bon et même recommandable de déduire. D’abord parce que cela permet, à effort identique, de donner 3 ou 4 fois plus : au lieu de donner 100 € à la quête vous pouvez donner 300 au denier de l'Eglise. Ensuite parce que ce que permet la déduction fiscale c’est au fond de réorienter vers des œuvres que l’on choisit un argent que l’Etat utiliserait autrement. Quoi de plus juste (et sans doute de plus efficace) ?
... mais alors 10% ou plus ?
Faut-il alors donner 10% de notre revenu, ou viser un vrai effort de 10 % (en considérant que ce qui est économisé fiscalement n’est pas un vrai don) ? Dans ce dernier cas on devrait évidemment donner bien plus (dans la limite du plafond fiscal). Nous pensons que la première réponse, un objectif de 10% effectivement versé à celui à qui nous donnons, est déjà un bon départ, même si l’effort ultime dans les conditions actuelles est alors plus faible. Car après tout, les 10 % sont bien ce qui est donné, et les 6.66 % de différence c’est de l’impôt réaffecté, ce qui représente déjà un effort. Mais naturellement plus on en fait, mieux c’est !
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Article excellent. Cependant à titre personnel je pense que la priorité donnée à l'Eglise mérite des nuances : Je note que depuis longtemps et plus encore ces dernières années, le comportement, les déclarations, les prises de position politiques de nos évêques, notamment celles de la conférence des évêques de France,ne sont pas d'abord évangéliques. La frilosité des évêques en face des lois indignes est consternante et infidèle à leur engagement. J'ai de ce fait substitué au denier du culte une participation équivalente à la quête dominicale en dépit du fait que je me prive d'un avantage fiscal. Quand les évêques retrouveront la liberté des apôtres je reviendrai sur ma position
A l'époque de Jeanne de Chantal (une de mes tantes!), l'Etat était peu présent en terme de redistribution des revenus. Un exemple pourtant : les nuits de pleine lune, Louis XIV avait demandé à ce que les réverbères (fonctionnaient avec des chandelles) ne soit pas allumés afin de donner l'économie réalisée aux pauvres. Imaginez les économies réalisées en éteignant tous les bureaux de la Défense à Paris qui restent allumés pour beaucoup en permanence. Aujourd'hui, l'Etat ponctionne tellement d'argent pour ses dépenses de redistribution que : - nombreux sont ceux qui sont dégoutés de ne pas percevoir le fruit de leur travail et en viennent à limiter leur effort qui n'est plus productif pour eux-mêmes. Perte pour l'Etat! - nombreux sont ceux (dont beaucoup de mes neveux) qui partent l'étranger pour échapper à cette pression fiscale... la plus forte d'Europe. Perte pour l'Etat! - nombreux sont ceux qui, possesseurs d'une fortune (petite ou grande) dont ils estiment avoir la garde pour les générations futures et qui la gèrent en "bon père de famille", quittent la France pour des cieux plus clément. Perte pour l'Etat! Je m'élève contre ce que j'appelle "l'aumône de la pièce" qui ne sert qu'à alléger un instant la culpabilité du bien pensant. Je prône le don important à des Institutions chrétiennes reconnues(Ordre de Malte par exemple, ou l'Aide aux filles-mères) qui prennent en charge tous ceux qui sont abandonnés par l'Etat, Etat qui préfère laisser mettre à la poubelle plus de 250 000 enfants avortés par an. La valeur de ce don est fonction du cœur de chacun. Aussi, je veux rappeler que la dîme - qui était en fait une espèce d'Impôt perçu par l'Eglise pour être redistribué aux travers des hôpitaux et autres œuvres de bienfaisance - est très largement déjà dépassée par les prélèvements de l'Etat et ne peut donc servir de référence et de valeur de base : elle est plus que largement dépassée depuis longtemps! Enfin, je prône en complément pour remplacer cette dîme largement dépassée, l'attitude de Sainte Jeanne de Chantal : offrir son cœur et son amour aux plus démunis plutôt que son argent. Offrir un sourire devient plus rare que d'offrir une piécette. François de Montmarin